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20 décembre 1922 | L’Antigone de Sophocle montée par Charles Dullin

Publié le 20 décembre 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

  Le soir du mercredi 20 décembre 1922 a lieu la générale d’Antigone de Sophocle au théâtre de l’Atelier de Charles Dullin. Mise en scène de Charles Dullin. Libre adaptation de Jean Cocteau en un acte. Musique d’Arthur Honegger. Décors de Picasso. Costumes de Gabrielle Chanel. La comédienne d’origine grecque, Génica Athanasiou*, interprète le rôle d’Antigone, Charles Dullin celui de Créon, et Antonin Artaud celui du devin Tirésias. Cocteau
Image, G.AdC

  Un certain nombre d’intellectuels, dont Raymond Duncan, André Gide, André Breton (et ses amis surréalistes), se disent « consternés » et voient là la confirmation que l’auteur de cette adaptation est « désespérément bourgeois ». Ils envahissent la salle et déclenchent un chahut. Le public, lui, est enthousiaste. La pièce restera à l’affiche pour une centaine de représentations. Elle sera reprise à l'Atelier le 3 mai 1927.
Chanel Cocteau
Source

EXTRAIT de l’ALBUM COCTEAU
(BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE)


  « Dès 1917, à Pompéi, Cocteau avait senti l’appel de sa « maison »: « J’avais attendu mille ans sans oser revenir voir ses pauvres décombres. » Il n’a pas seulement accéléré « à grande vitesse » le texte de Sophocle, condensé en un acte, il l’a aussi « latinisé », lessivé de façon à retrouver, sous la « patine », le « grand mystère cruel, impitoyable à l’homme ». « La patine est la récompense des chefs-d'œuvre », lui oppose Gide ; « le maquillage des croûtes », rétorque Cocteau. Antigone est une tragédie de chambre, affranchie des tonalités, à la manière des Petites Symphonies de Milhaud (1918-1922). Le décor de Picasso, d’une nudité olympienne, masque le coryphée, qui n’est autre que l’auteur, qui brûle de hurler à la salle : « Ne riez pas. Ce n'est pas de Cocteau. C’est sublime... C'est de Sophocle. » La musique de cette tragédie vue du ciel est du plus austère des Six, Arthur Honegger, et les costumes, « magnifiquement simples » sont de Chanel. Et si l’on comprend que Breton organise un raffut, c’est par méprise que de jeunes assidus font la claque et montent aux réverbères de la rue d'Anjou pour apercevoir le roi du Bœuf : Cocteau est définitivement perdu pour l’avant-garde. Antigone est son nouvel ange, dur et droit, celui de l’affirmation de soi. À ceux qui l’accusent de battre fausse monnaie, Cocteau répond qu’il remet en circulation de vraies pièces antiques. Ce triomphe ouvre la voie à Giraudoux et à Anouilh. »

Album Cocteau, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, page 146. Biographie et iconographie de Pierre Bergé. EXTRAIT DE L’ANTIGONE DE SOPHOCLE
ADAPTÉE PAR COCTEAU


ANTIGONE  Adieu. Qu’on me vole ma part de vie. Je vais revoir mon père, ma mère, Etéocle. Quand vous êtes morts je vous ai lavés, je vous ai fermé les yeux. J’ai aussi fermé les yeux de Polynice ― et ― j’ai ― eu ― raison. Car jamais je n’aurais fait cet effort mortel pour des enfants ou un époux. Un époux, un autre peut le remplacer. Un fils, on peut en concevoir un autre. Mais comme nos parents sont morts, je ne pouvais espérer des frères nouveaux. C’est en vertu de ce principe que j’ai agi, qu’on me frappe, que Créon me prive du mariage et de la maternité.
  Qu’est-ce que j’ai donc fait aux dieux ? Ils m’abandonnent. S’ils approuvent mes bourreaux, je le saurai demain et je regretterai mon acte ; mais s’ils les désapprouvent ― ah ! qu’ils leur infligent mes tortures.

Marche.

LE CHŒURSon âme n’a aucune détente.

CRÉONIl en pourra coûter cher à ceux qui la conduisent et qui lambinent exprès.

ANTIGONEMa mort ne sera pas longue.

CRÉONNe t’imagine pas que le supplice consiste simplement à t’effrayer.

  Antigone conduite par les gardes descend au premier plan, en contrebas. Un des gardes entre dans une trappe, l’autre le suit et tire légèrement Antigone par son manteau. Elle s’enfonce à son tour.

ANTIGONE, à mi-corps.Ma Thèbes ! C’est fini. On m’entraîne. Chefs ! Chefs Thébains ! on outrage votre dernière princesse ; voyez ce que je souffre et voyez quels hommes punissent mon cœur.

Elle disparaît.

Jean Cocteau, Antigone, Éditions Gallimard, 1948 ; collection folio, 2004, pp. 44-45-46. EXTRAIT DE L’ANTIGONE DE SOPHOCLE

CINQUIÈME ÉPISODE


(Entre Tirésias, guidé par un petit garçon.)

  [...] TIRÉSIAS. ― Écoute ce que mon art m'a révélé. J'avais pris place sur l'antique siège augural, port des présages, lorsque je perçus un piaillement confus d'oiseaux en fureur, un ramage inintelligible. Cependant, au vacarme de leurs ailes, je compris qu'ils s'entre-déchiraient. Aussitôt, saisi de crainte, je voulus faire brûler une victime sur l'autel : mais au lieu que la flamme s'élevât au-dessus des chairs, la graisse des cuisses, en fondant sur la cendre, dégouttait, fumait et crépitait ; le fiel s'en allait en vapeur et l'humeur grasse coulait en laissant les os saillir à nu. D'après les indications que me donnait cet enfant, je comprenais que les viscères consacrés se consumaient sans fournir de présage. Car cet enfant me sert de guide, à moi qui guide les autres. Or je dis que la cité souffre de ton fait. Nos autels, tous les foyers où l’on sacrifie, sont pleins de lambeaux que les oiseaux et les chiens ont arrachés à la dépouille de l’infortuné fils d’Œdipe. Les dieux n'agréent plus les prières des sacrifiants ni la flambée des cuisses immolées, et les oiseaux ne font plus éclater des tris de bon augure, car ils ont dévoré le sang coagulé d'un cadavre. Réfléchis, mon fils. Tout le monde est sujet à se tromper, et l’on n’est point pour autant un insensé ni un malheureux, pourvu qu'on ne s'obstine pas dans sa faute. Mais entêtement se condamne à maladresse. Allons, cède au mort, ne persécute pas un cadavre. Un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois. Je te parle pour ton bien, car je te veux du bien. Il fait bon écouter la sagesse d'un ami, quand elle sert nos intérêts.

  CRÉON.― Ah ! vieillard, tous, comme des archers, vous me prenez pour cible ! Il ne me manquait plus que d'en passer par les devins. Tous mes proches m’ont déjà vendu, expédié ! Eh bien, thésaurisez, achetez l’alliage de Sardes et l’or de l'Inde : à votre aise, mais vous n’ensevelirez pas ce mort. Jamais, pas même s’il prend fantaisie aux aigles de Zeus d'en porter des lambeaux jusqu’au trône de leur maître, jamais je ne tremblerai au point de laisser ensevelir cette chair souillée, car je sais que rien d'humain n’a le pouvoir de souiller une divinité. La chute, vénérable Tirésias guette les plus adroits, et ils en sont pour leur courte honte, lorsqu’ils mettent leur honteuse faconde au service de leur cupidité.

  TIRÉSIAS.― Hélas ! est-il un homme pénétré de cette vérité...

Sophocle, Antigone in Théâtre complet, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 93-94. Traduction de Robert Pignarre.

* Antonin Artaud dira d’elle : « Sa plainte venait d’au-delà du temps, et comme portée par l’écume d’une vague sur la mer Méditerranée, un jour inondé de soleil ; cela ressemblait à une musique de chair qui se répandrait dans les ténèbres glacées. C’était réellement la voix de la Grèce archaïque...» (Monique Lange, Cocteau prince sans royaume, Paris, Jean-Claude Lattès,1989, page 158).


■ Voir aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 4 février 1944 | Création d’Antigone d’Anouilh à l'Atelier
→ (sur hichumanities.org) Réception et mise en scène de l’Antigone de Jean Cocteau, par Jocelyne Le Ber (Queen’s University Kingston, Ontario)



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