Formation, ou poule aux œufs d’or ?
Comme beaucoup des premières victimes du numerus clausus imposé aux études de médecine dans les années soixante dix, ma reconversion se fit par la première porte ouverte, et, le mur du concours franchi, j’accédais à l’institut de kinésithérapie de Sambucy, rue de Lancry, à Paris.
J’entrais alors de plein pied dans un monde étrangequi proclamait haut et fort que nous étions là, d’abord pour servir le patient avant d’en attendre le gain, mais qui, d’un autre côté organisait une sélection essentiellement basée sur les finances de nos parents. A croire que le concours, imposé depuis peu pour pénétrer dans ces sanctuaires où s’enseignait le métier, n’était que de pure forme tant le prix des études pouvait être un obstacle à lui seul.
Paradoxe de cette profession, nul ne s’est jamais penché sur la sociologie des étudiants entrant et sortant de ces instituts, souvent construits et dirigés de main de maître par quelques mandarins, parfois par leurs conjoints ou successeurs, avec la caution morale de quelques professeurs triés sur le volet dont nul ne saurait dire par quelle filière ils étaient parvenus à ce statut.
Il faut dire que peu se sont préoccupés d’écrire l’histoire d’une profession encore jeune (on ne pourra pas le dire éternellement), puisque constituée en 1947, à l’instigation de quelques professeurs de médecine convaincus de l’apport de ces « techniciens du corps » depuis bien avant la guerre.
Masseurs et gymnastes médicaux eurent droit à des équivalences. Les nouveaux entrants vivaient leurs heures de gloire, en pleine épidémie de poliomyélite, ouverture de centres pour tuberculeux et autres scolioses liées aux carences guerrières.
Une histoire syndicale banale
A la sortie, la Fédération Française des Masseurs kinésithérapeutes (FFMKR) accueillait les nouveaux venus, seul organisme syndical à représenter une profession qui n’avait pas encore posé ses marques dans une société de la prospérité.
Je dis « accueillait », j’aurais dû dire que cet organisme se contentait de faire parvenir aux kinésithérapeutes installés en libéral, un appel de cotisation exorbitant, persuadé que ceux-ci étaient en train d’acquérir leur place parmi les notables par la grâce de revenus plus qu’honorables.
Puis vint un syndicat concurrent sous les traits du Syndicat national des masseurs Kinésithérapeutes (SNMKR).
Officiellement, ces deux syndicats passaient beaucoup de temps à se briser du sucre sur le dos, sans vraiment entamer la moindre réflexion fondamentale quant au sort des professionnels, à leurs problèmes réels, au contenu et à la nature de leur formation.
Ils en vinrent, se partageant en toute objectivité les subsides de toutes les instances nationales, régionales et autres fonds de formation où ils siégeaient à envisager leur carrière syndicale avant toute chose, délaissant les professionnels sensés être de fiers notables aux affres d’une solitude concurrentielle exacerbée.
Sous leur égide et portée par la vague des trente glorieuses, la profession ne se doutait pas qu’elle semait, par l’impossible débat en son sein, les pommes de la discorde et qu’elle ne tarderait pas, la sécurité sociale devenue assurance maladie, à payer le prix fort, sacrifiée aux normes et évaluations impossibles à établir dans un domaine où l’humain semblait avoir encore la priorité.
Qu’à cela ne tienne, les pontes de la profession, recyclés en entrepreneurs industriels, en fabricants de machines toujours plus sophistiquées dont la rentabilité chiffrée convient aux édiles et aux technocrates de la santé, relayés par les organisations historiques qui, pudiquement détournaient leur regard vers l’avenir radieux d’un ordre professionnel permettant d’achever leur mainmise sur la profession, ne tardèrent pas à proposer, en pleine récession des honoraires, les moyens de multiplier les actes en toute légalité, avec la bénédiction des énarques de la défunte sécurité sociale, en invitant, par la pression fiscale et sociale, la plupart des professionnels à quitter leur pratique manuelle pour des cabinets productifs où les patients sont réduits à l’état de poulets en batteries, branchés sans âme sur des machines présumées leur apporter le mieux être qui les fuit, comme l’arlésienne.
Négocier dans le vide, ou pour le vide
On négociait donc de concert avec les organismes sociaux une convention qui garantissait, grosso modo un certain niveau de vie pour les praticiens, tout en assurant le remboursement des actes dispensés. On maintient le mythe d’une rémunération à l’acte présumée symboliser la liberté de choix du patient. Même si le monde économique s’étonne parfois de cet anachronisme qui n’est, de fait, qu’un salariat déguisé, on se cramponne à des privilèges qui n’ont d’autre valeur que la monnaie engrangée par les « financiers » de la profession, au rang desquels on compte… la plupart des dirigeants syndicaux et ordinaux.
Aucune réflexion de fond sur le rapport au corps, sur les besoins éthiques et philosophiques d’une profession qui tenait entre ses mains l’essentiel du malaise de la civilisation.
Les caciques de ces organisations siègent dans tous les organismes de formation, et de post-formation, dans toutes les commissions ministérielles, devenant les apparatchiks d’un pouvoir syndical de plus en plus coupé de sa base.
Nul ne se soucie du faible taux de syndicalisation dans la profession, et peu à peu, de compromis en compromis, on en vient même, dans les années quatre vingt dix, à accepter (une première dans le monde du travail), une baisse du niveau des honoraires, sans savoir l’incidence d’une telle mesure sur le niveau et la qualité du travail proposé.
Il est vrai que les mêmes se sont depuis longtemps investis dans des entreprises de fabrication de matériel physio-thérapique de plus en plus élaboré : peu à peu, ils introduisent, au sein même des instituts de formation, l’idée que les machines feraient le travail auprès des patients, aussi bien que la main du praticien.
Au nom de la physiothérapie toute puissante, on en vient d’ailleurs à oublier simplement toute négociation des honoraires pour satisfaire aux exigences comptables des technocrates institutionnels. Le travail, de fait, se trouve vidé de sa substance humaniste et celui qui galère à gagner sa vie est regardé avec condescendance. On lui assène généreusement qu’il ne sait pas se « débrouiller ». Car au pays des normes établies d’en haut, le but n’est déjà plus de répondre à des besoins humains, mais d’être les parfaits exécutants d’une politique simplement économique, les gérants de la pénurie, si possible en ouvrant son portefeuille, histoire d’engranger un peu avant l’hallali.
Une paupérisation progressive, programmée
Le niveau des honoraires ne cessant de se tasser, sans revalorisation véritable depuis la baisse des années 90, peu à peu, s’installent de gros cabinets, fortement pourvus en matériel ultra moderne, souvent couverts par des crédits dont les mêmes détiennent quelques parts, avec la caution des syndicats historiques qui négocient (avec le Crédit Lyonnais entre autre) des contrats d’assurance, des systèmes de crédit révolving à fort taux d’intérêts.
La boucle est bouclée, on en vient, bien avant le triomphe du libéralisme de 2007, à privilégier une pratique que l’on considère comme scientifiquement quantifiable aux dépends d’un contact manuel avec le patient. Les cabinets qui font alors encore le choix de l’acte individuel sont déconsidérés, les praticiens victimes de la pression financière des économes de la vie sociale, avec leurs alliés objectifs des syndicats historiques, sont dès lors considérés comme des marginaux incapables de se faire valoir dans un monde où seul le chiffre d’affaire est sensé être représentatif de la réussite des professionnels.
Le patient, dernière roue du carrosse
Le patient est réduit, pour le grand bonheur des gestionnaires, à une partie défaillante de lui-même, une mécanique que les prouesses techniques doivent réparer dans des délais de plus en plus courts.
Le malaise est bien plus profond qu’il n’y paraît. L’isolement des praticiens, harcelés de règles administratives sans cesse mouvantes, incapable de prendre le temps de la moindre réflexion par lui-même, se doit de répondre quand même au carcan de plus en plus pesant de quotas, bilans, enquêtes de satisfaction et autres chantages financiers au nom de la mise en réseau, présumée répondre aux besoins des patients, mais qui, en fait, ne sont que la volonté technocratique de diriger de main de maître les pratiques professionnelles.
Le kinésithérapeute lambda, perdu dans cette jungle qui l’invite à considérer l’autre comme un concurrent et non comme un confrère, trop épuisé pour encore réfléchir au sort qui est le sien, finit par « oublier » d’adhérer aux syndicats, voire même par rejeter toute action collective, tant déjà les nantis qui siègent en haut lieu lui ont appris que toute négociation ne peut être synonyme que d’un nouveau recul.
Les cadres syndicaux, au nom de la bonne gestion professionnelle, et de l’avenir de la profession, suivis de la minorité encore syndiquée en arrive à souhaiter la mise en place d’un ordre, aboutissement logique de leur carrière menée dans les couloirs ministériels.
Un ordre inutile
Faire référence à Pétain dans le préambule du code de déontologie qu’ils imposent à des praticiens muselés dans leur inconfort, ne leur fait pas peur. Il se trouve même une ministre pour signer un tel texte que quelques années plus tôt on aurait cru pouvoir condamner au nom des idéaux de la résistance.
Le rouleau compresseur de la normalité professionnelle est en route. On commence par poursuivre quiconque ose mettre en doute l’utilité d’un tel organisme.
La confraternité ne se juge plus sur la possibilité d’un dialogue au sein de la profession, mais sur l’adhésion ou non à l’ordre vénéré des édiles. Elle se juge devant les tribunaux qui deviennent la proie des multiples poursuites de professionnels sans âme. Que presque toutes les procédures soient perdues ne les effarouche pas. Ils poursuivent leur mise en rang des récalcitrants, avec la menace rigolarde des caisses d’assurance maladies qui trouve là l’occasion rêvée de se débarrasser, par déconventionnement, de ces renégats qui entendent encore, au nom de l’acte individuel, pratiquer en leur âme et conscience, une kinésithérapie à visage humain.
Fiers de leur nouveau jouet, les chefs d’entreprise de la kinésithérapie entendent faire régner leur norme dans une profession en proie au plus grand désarroi, persuadée de ne pouvoir rien dire, chaque praticien étant isolé au fond de son cabinet, face à une population convaincue que, comme le médecin, le kiné fait partie des notables fortunés.
Quelle place encore pour la kinésithérapie ?
Y aura-t-il encore une place pour une kinésithérapie humaniste demain ? Rien de moins sûr. Le risque est grand désormais de voir la profession éclater entre les structures fortement équipées en matériels de physiothérapie d’un côté, et d’autre part, les humanistes, contraints de quitter le secteur conventionnels pour encore vivre décemment de leur art, en contradiction avec leurs convictions profondes, leur départ cautionnant par ailleurs une médecine à plusieurs vitesse qu’ils ont souvent combattu pendant des années.
Il faut bien vivre, et pour vivre, à défaut d’être justement rémunéré, tricher ou s’accommoder de petits arrangements : multiplication des actes en batteries, raccourcissement du temps passé auprès des patients afin de rentabiliser une installation de plus en plus ruineuse, accord tacite des caisses pour des dépassements d’honoraires officiellement interdits. On enfonce les praticiens dans une situation glauque pour mieux, demain, décider que la kinésithérapie humaniste, non prouvée scientifiquement, non rentable car non quantifiable devra disparaître. Seuls resteront ceux qui, sans état d’âme, l’œil rivé sur leurs écrans de contrôles auront su devenir les bons petits techniciens que la médecine scientiste attend.
Les autres devront se rendre à l’évidence de leur marginalité, et trouver refuge dans des pratiques que la sécurité sociale refusera de prendre en charge, faute de preuves scientifiques assénées par les experts mandatés par l’ordre. Que les patients puissent y trouver leur compte ne changera rien à l’affaire : ce qui vaut ne peut être que statistiquement établi dans des études randomisées. L’humain a déserté des rives de la kinésithérapie. Seuls quelques indiens ringards s’accrochent encore au radeau, juste avant le naufrage.
Dans ce contexte exit toutes les méthodes humanistes : Mézières, Feldenkrais et autres peuvent être rangés au placard du déconventionnement, accessible aux seuls ultimes fortunés.
Les soubresauts d’un combat perdu
Le 10 juin 2010, dans un désordre indescriptible, SNMKR et FFMKR ont appelé à la grève, sans vraiment chercher à mobiliser les praticiens. Faute d’avoir fait le travail, seuls un petit millier de professionnels est allé battre le pavé parisien. Parmi eux, un nouveau venu dans les paysage, le syndicat Alizé, regroupant salariés et libéraux, cherchant à renouer avec un dialogue dans la profession que les kinés ne connaissent plus voire même n’ont jamais connu.
Voici les propos, captés sur le site Actukine.com, entretenu entre autres, par Pierre Trudelle, représentant de la profession auprès de la Haute Autorité de la Santé (HAS) :
« Jeudi 10 juin était organisée une manifestation des kinésithérapeutes à l'appel des syndicats professionnels (FFMKR et L'Union Nationale des Syndicats de kinés libéraux: SNMKR et OK. Autour de 800 personnes ont défilé dans les rues de Paris. Alizé, un autre syndicat, est fier d'avoir promené sa banderole parmi la masse présente. Rappelons qu'il y a 69000 kinésithérapeutes en France et que les étudiants ont été tout seul pour revaloriser leurs études mais tout de même 2000 en mars dernier.
Le record actuel du nombre de manifestants dans les rues de Paris est autour de 10000 (sur 35000 kinés à l'époque) en mars 1988 (suite au rapport Heuleu/Albert demandé par Michèle Barzac sur l'état de la profession et qui recommandait de réduire la théorie et d'augmenter la pratique et d'indexer la lettre-clé sur l'inflation).
Quel message ou rapport de force est adressé au monde politique ? La réponse est sûrement évidente. » Et la réponse que de tels propos ne manquaient pas d’appeler :
« ”Alizé, un autre syndicat, est fier d'avoir promené sa banderole parmi la masse présente.” Quel mépris affiché!
C'est grâce à ce mépris de la profession que les syndicats historiques FFMKR et SNMKR (accoquiné désormais à Objectif Kiné) ont réussi le tour de force en 20 ans de démobiliser et déresponsabiliser totalement les kinés.
A force d'être bernés et de voir les revenus fondre, il est clair que la plupart d'entre nous sont en situation de simple survie (du moins quand nous faisons encore de l'acte individuel, résistant encore à l'appât du gain des cabinets industriels).
De plus, ces mêmes syndicats qui se lamentent de n'avoir eu que 800 manifestants, n'ont rien fait pour que la province soit au courant et puisse s'organiser pour se rendre à Paris.
Le gouvernement et les responsables de la sécu doivent bien rigoler de ce fiasco scandaleux.
Voilà le beau résultat de tant d'années à se battre pour obtenir un ordre inutile et coûteux, sans un regard pour la réalité vécue par les kinés de base, réduits à la solitude et au silence dans leur cabinet qui ne leur rapporte plus rien (sauf à tricher, ou à faire du dépassement toléré).
Bravo les syndicats historiques! Félicitations! Avec votre ordre, vous allez peut-être encore nous seriner que la profession est en ordre de maturité?
Et je ne lis ici que mépris pour ceux (encore trop peu nombreux sans doute) qui ont rejoint les rangs du syndicat Alizé?
La profession va mal, j'en suis convaincu depuis bientôt trente ans: rassurons-nous, avec de telles attitudes de suffisance, elle ne pourra aller que de mal en pis, l'acte individuel respectueux de la personne disparaissant au profit d'un travail en batterie et au rabais.
SNMKR et FFMKR viendront alors, la bouche en cul de poule, aux côtés de leurs amis de la CNAMTS, nous parler doctement de référentiels de qualité, tout en diminuant toujours plus nos revenus!
L'économie est, décidément, une affaire trop sérieuse pour être laissée aux seuls dirigeants syndicaux et administratifs aux ordres!
Il est temps de préparer la révolte et de résister aux sirènes de l'immobilisme! »
Nous ne sommes pas seuls
Non, nous ne sommes pas seuls, sinon que vraisemblablement, et par la grâce d’un faible nombre, notre profession fut une des premières à expérimenter les règles du libéralisme le plus dur et le plus pur. Mais l’affaiblissement des qualités humaines du travail est aussi vrai dans la santé que dans la justice, l’enseignement, ou la recherche.
Notre profession y a presque perdu son âme. Et ce ne sont pas les aides-kinésithérapeutes réclamés à grand cri, ou le faux débat sur une intégration universitaire dont nul n’est capable d’annoncer l’échéance, qui vont lui permettre de redorer son blason.
Chacun, dans son cabinet, témoin d’une dégradation permanente de l’état sanitaire de la population qui n’en est qu’à son début, reste prostré, persuadé qu’aucun changement ne saurait intervenir.
Il y a urgence à proposer d’autres solutions : la première serait de prendre le temps de la rencontre et de l’échange, du débat ouvert favorisant la rupture avec les règles libérales de la concurrence.
Il sera alors temps, de débattre enfin de ce qui est l’essentiel : quelle participation à une véritable politique de santé qui ne se résume pas au soin ? La profession a-t-elle vraiment besoin d’un ordre d’un autre temps, ou d’organisations syndicales fortes, capables de dialoguer sur la base de leurs orientations divergentes ? Quelle rémunération et pour quoi faire ? Quelle pratique professionnelle qui soit en mesure de rétablir une confiance en nous-mêmes et auprès de nos patients ?
N’est-il pas temps, pour ceux qui veulent encore garder un peu d’autonomie dans leur activité professionnelle de tourner le dos à des pratiques honteuses, de réclamer l’abrogation d’un ordre inutile et coûteux, et de nous organiser pour faire valoir une autre qualité de notre travail : celui d’être des humains, capables d’une compréhension fine des aspects de l’organisation corporelle, au service de patients si souvent désincarnés, dans un monde qui les considère moins bien que leurs voitures, leurs maisons, ou les produits qu’ils sont sommés de consommer ?
Xavier Lainé
Manosque, 29 novembre 2010
PS: dans le cadre de la mise en application de la loi dite Bachelot de réforme des structures sanitaires, les Agences Régionales de Santé (ARS) organisaient, en ce mois de décembre 2010, des élections visant à doter chaque profession de santé d'un collège élu au sein des Union Régionale de Santé (URPS). Ces élections ont eu lieu. Sans connaître de quoi le résultat sera fait, on peut déjà dire que la participation fut si faible (en région PACA en particulier) qu'il suffira que quelques tables pour en assurer le dépouillement. Les syndicats historiques et l'ordre qu'ils ont appelé de leurs voeux peuvent se réjouir : ils ont réussi la vaste entreprise de démobilisation démocratique d'une profession qui ne croit plus en rien sinon en son système D. Loin des disocurs lénifiants des représentants de l'ordre sur la soit-disante “maturité” de la profession, on assiste une fois de plus à son déclin.