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Natacha (1er épisode de Ça rêve d’Amérique)

Publié le 22 décembre 2010 par Ctrltab

Natacha (1er épisode de Ça rêve d’Amérique)

Natacha regarde vaguement un vieux film avec Clint Eastwood, là-bas, sur l’écran au loin. Natacha est d’astreinte ce soir à l’hôtel Bergson, hôtel qui ne partage absolument rien avec le philosophe si ce n’est d’être totalement mort à cette heure tardive de la nuit. Natacha cligne de l’oeil, il lui faut rester éveillée pourtant, s’accrocher aux basques de Clint comme d’autres se pendent aux jupes de leur mère, et rêver, peut-être, qu’un père comme lui, héros improbable, vienne un jour la sauver. Elle contemple Clint, ses traits secs, sa vieillesse, sa noblesse rugueuse. Elle se laisse bercer par les sons moelleux de la langue anglaise. Elle rêve pop-tarts qui brûlent la langue parce qu’on les a trop faits griller et oncle(s) d’Amérique. Là-bas, rien n’est morne, il y a encore de l’élan vital, de l’avenir.

Pourtant Natacha est bien ici, installée, molletonnée depuis un an, dans cet espace clos, dans cet hôtel où rien ne se passe, à l’abri, dans une petite mort où la grande ne reviendra plus. Le jour, elle dort, la nuit, elle se transforme en cerbère. Elle distribue des clefs à des couples louches, pressés de trouver une chambre pour assouvir, enfin, cette fièvre, née entre eux, elle aussi pressée de disparaître sous leurs baisers entremêlés. Parfois, ce sont des commis-voyaguers, harrassés de tant de travail et d’errance, des voisins trop bourrés qui ont oublié leurs clefs ou des hommes d’affaires en transit dans cette ville ou cette vie…

Amnésie, oubli. Natacha ne recherche rien de plus. Elle ne veut plus se remémorer Noël dernier, l’accident et le trou noir. Elle a éliminé de son vocabulaire les mots douleurs, les mots souvenirs: papa, maman ou petite soeur.

Les gens s’inquiètent autour d’elle, elle si brillante, promise à un si bel avenir. « Pourquoi a-t-elle arrêté ses études? » « Perdre toute sa famille dans un stupide carambolage, ce n’est pas la fin du monde quand même, le deuil est passé maintenant. Que fait-elle ainsi à végéter? » « Je l’ai croisée l’autre jour au supermarché, un vrai légume! Je ne l’ai jamais vue aussi maigre, aussi blafarde. On dirait un fantôme! » « Et puis, elle n’est pas seule. Qui ne rêverait pas de sortir avec son fiancé? D’ailleurs, le pauvre, je ne sais pas comment il fait… »

Le fiancé, il fait très bien. il saute d’un avion à un autre pour présenter des artistes importants dans des galeries importantes pour des riches importants. Il n’est jamais là. De passage à Paris, il exhibe son amie aux traits anguleux et à l’âme ternie. C’est follement chic, il est sûr de remporter de nouveaux clients, subjugués devant une beauté si jeune et si déstructurée. Ça lui monte la côte sur le marché de l’art. Et le soir même, il baisera Natacha, lui dira ne sentir que ses os; elle s’en fichera, de toute façon, elle ne le reverra pas avant de deux-trois mois et puis, comme ça, les autres lui foutent la paix.


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