Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords

Publié le 25 décembre 2010 par Angèle Paoli
Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords,
La Petite Fabrique, 38760 Varces, novembre 2010.


« MAIS LA BARQUE S’ÉLOIGNE… »

   Léger, fluide, Fleuve sans bords se présente comme un carnet de croquis, cahier cousu qui laisse entrevoir, par intervalles, des feuillets translucides. Des traits à l’encre esquissent leurs formes et les dessins de barques à fond plat, silhouettes frêles, pointent leurs lignes d’une page à l’autre. Évanouies dans la superposition du papier-calque, les barques se déplacent, lentement glissent sur la page d'un bord à l’autre puis rejoignent une maison. La dépassent. Une seule et unique maison. Qui se mire dans l’eau. Isolée, irréelle, noyée. Quelques pages plus loin la silhouette d’un couple sans visage vogue, impalpable. Il glisse lui aussi, hypnotique, à contre-courant du regard qui lui fait face.

   Les dessins, de simples vignettes parfois, animaux et arcatures de ponts, tourbillons disséminés dans l’espace du livre, minuscules, légers, sont de la plume de Marc Negri. Ils accompagnent le texte de Jean-Pierre Chambon. Fleuve sans bords. Le titre de l’ouvrage, se reflète, lui aussi, lettres se mirant bord à bord.

   Le monde de Fleuve sans bords est un univers d’eau, une eau silencieuse, immobile presque, mystérieuse. Calme en apparence, paisible presque. Pourtant, cette eau imprévisible, surgie on ne sait d’où, de nappes souterraines que l’on croyait tranquilles, enveloppe le paysage de sa violence sourde. Paysage noyé, englouti, « gommé », eaux du ciel mêlées aux eaux de la terre, plaine submergée par la crue soudaine du fleuve. Avec la montée insoupçonnée des eaux, les rives se sont déplacées, repoussées jusqu’aux extrêmes d’un horizon invisible. Toute distance abolie. Dans cet univers de silence, dans le mutisme imperturbable des eaux, toute une flottaison d’objets hétéroclites, carcasses d’hommes et d’animaux, traverse l’espace. Comme une hallucination. Le « fleuve sans bords » est de ceux qui, aveugles, ont perdu de vue leurs rives ordinaires, fleuve dévastateur qui draine à l’improviste, dans ses flots incontrôlés, troncs et planches, et des meubles arrachés à leur demeure. Des maisons englouties il ne reste que les toits qui affleurent encore, quelque cheminée ou encore une tour.

   Fleuve sans bords pourrait être un long ruban poétique déroulé sur le fil d’un fleuve sans histoire, eaux tranquilles que rien ne vient déranger de son cours. L’odyssée majestueuse d’une arche de Noé sans nautonier. « De nombreux animaux étaient aussi du voyage »… Buffles, onagres, chiens et chats. Au cours des pages, de radeaux en embarcations diverses, la traversée se change peu à peu en une étrange nef des fous, peuplée d’êtres hybrides, abandonnée aux hasards d’une navigation fantastique. Des gabares croulant sous des amoncellements de meubles passent en silence, suivies de bibliothèques flottantes qui glissent à leur tour. Dans cet univers improbable, une barque d’instruments de musique clôt le convoi et les passagers « improvisent un bœuf » dans l’univers flottant du fleuve sans rivage. Le moyen le plus poétique peut-être, et le plus étonnant, de conjurer les éléments.

  Longtemps, longtemps après que la fanfare a disparu, demeure le mystère de ce petit livre. Qui instille, à l’insu du lecteur, ses rêveries insolites. En filigranes silencieux.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



JEAN-PIERRE CHAMBON

■ Jean-Pierre Chambon
sur Terres de femmes

Détour par la Chine intérieure (extrait du Petit Livre amer)
Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)



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