Le méchant Dieu

Publié le 28 décembre 2010 par Jlk

Pour Philippe Rahmy
Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et révulsée ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la sombre nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait le méchant Dieu.
Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu veillait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.
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Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans l’Encyclopédie médicale de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire suave et ricanant, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…
Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que ce sont les Voies du Seigneur.
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Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de le voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je prétendrais savoir sans l’avoir enduré et que je lui déroberais – je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…
Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur cette arête du crétacé de Laurasia où je reviens prendre l’air, bien après que les mers se furent retirées, laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…
Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris enfin : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché…
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître)
Les citations en italiques sont extraites du Chant d'exécration de Philippe Rahmy intitulé Demeure le corps et publié chez Cheyne, en 2007, grand livre de douleur et d'amour. 

Image vidéo: Philippe Rahmy.