Magazine Journal intime

Les exécuteurs

Publié le 15 janvier 2008 par Stella

Comment devient-on un meurtrier de masse ?

Calmez votre indignation, ce n’est pas un mode d’emploi que donne Harald Welzer dans son essai, mais une étude rigoureuse du phénomène psychologique et intellectuel susceptible de transformer monsieur-tout-le-monde en assassin. Dans Les exécuteurs, Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Welzer, directeur de recherches en psychologie sociale à l’université Witten-Herdecke à Essen (Allemagne) s’intéresse à tous ceux qui, Allemands, Serbes, Rwandais, ont un beau jour saisi une arme et occis méthodiquement et par dizaines voisins, amis, famille ou simples inconnus parce que c’était « leur devoir » ou « leur travail ».

 

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La première constatation est effrayante de banalité : les « génocidaires », néologisme inventé après la tragédie du Rwanda en 1994, qui a fait en cent jours près de 800 000 morts, les génocidaires, disons-le, sont des hommes normaux. Primo Lévi, survivant de l’holocauste, l’avait écrit dès 1947 dans son livre Si c’est un homme : « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux sont les hommes ordinaires. » A cette époque, on cherchait à découvrir comment étaient structurés les cerveaux qui avaient conçu et exécuté le plus grand crime contre l’humanité de toute l’histoire. Force a été de constater qu’ils n’étaient que des individus banals.

 Prenant au mot la déclaration d’Adolf Eichmann à l’issue de son procès à Jérusalem : « Je ne suis pas le monstre qu’on fait de moi. Je suis victime d’une erreur de raisonnement », Harald Welzer démontre que, dans une société, il suffit que se décale ce qui est considéré comme « normal » pour que l’ensemble des comportements sociaux se modifie. Les convictions de chacun en matière de valeurs se transforment et les actes auparavant considérés comme inhumains et inacceptables deviennent ordinaires. L’interdiction de tuer se mue en obligation de tuer. Dans ce système de valeurs reconfiguré, les exécuteurs vivent comme une morale et une obligation à l’égard de leur communauté les pratiques d’exclusion, de spoliation, de déportation et, enfin, d’extermination pure et simple.

 Au Rwanda, le processus mis en œuvre pour aboutir à cette extermination d’une catégorie ethnique de la société a été basé sur « l’accusation en miroir » : chaque groupe social soupçonnait l’autre de préméditer son élimination. Ce sentiment était clairement exprimé par la propagande, en particulier via les médias et la radio des Mille collines. Mutatis mutandis, les attaques meurtrières et les destructions systématiques ont été perçues par une partie de la population comme une nécessaire action de défense. Tuer les Tutsis, désormais perçus comme des ennemis mortels, devenait la seule voie de salut pour les Hutus, une nécessité existentielle.

 Par ailleurs, les structures administratives ont joué un rôle prépondérant dans le recrutement et, partant, dans la rapidité d’exécution du génocide. Il existait, dans la société rwandaise, un système obligatoire de travaux d’intérêt collectif (umuganda), qui a permis de rassembler un grand nombre de « travailleurs », de les équiper en armes et de leur indiquer qui devait être tué. Nul besoin, comme dans l’Allemagne des années 1930, de mettre au point un système sophistiqué de camps de concentration et d’extermination. La réalité était ordonnée avec un maximum d’efficacité et chaque Interahamwe était assimilé à un employé du gouvernement, un « fonctionnaire ».

 Reste à savoir ce qui se passait dans la tête de ces « employés ». Comment les exécuteurs ont-ils pu intégrer l’acte de tuer dans leur conception ordinaire de l’existence ? Comment ont-ils pu, une fois leur travail accompli, se réinstaller dans la normalité d’une vie paysanne ou, éventuellement, bourgeoise ? La clé de cette existence sans problème est la capacité qu’ont les êtres humains, quelles que soient leur époque et leur nationalité, à ranger leurs actes dans des cadres de références spécifiques (« c’était la guerre », « c’étaient les ordres » ou parfois « je trouvais cela cruel mais je ne pouvais pas faire autrement »). Ce raisonnement permet de considérer l’acte de tuer comme quelque chose qui ne dépend pas de soi. On peut donc n’en pas ressentir de culpabilité.

 Dans le cas spécifique du Rwanda, l’analyse de Welzer met en relief cinq éléments qui ont donné du sens à la tuerie des Tutsis par les Hutus. D’abord le risque fantasmé d’être soi-même exterminé si l’on ne prenait pas de vitesse les supposés meurtriers tutsis. Ensuite, cette menace imaginaire était accrue par le fait que la différence entre les deux groupes n’était pas très nette : des Hutus étaient mariés avec des Tutsis et avaient des enfants, des Hutus se sentaient intellectuellement ou socialement plus proches des Tutsis que de leur propre communauté (ce sont ceux que l’on a appelés les « Hutus modérés »). « La violence exterminatrice semble être plus radicale lorsque la frontière entre « nous » et « eux » n’est pas parfaitement claire », écrit Harald Welzer. Troisième élément : la tuerie a non seulement été définie par les instigateurs comme une obligation professionnelle, mais également comme une nécessité, un acte utile pour continuer à cultiver son champ en toute quiétude. Quatrièmement, il était clair que la structure de l’Etat rwandais n’allait pas être profondément modifiée par l’extermination totale d’une catégorie de la population. Enfin, les meurtriers étaient rassurés sur la validité de leurs actes dans la mesure où tous les autres faisaient ce qu’ils faisaient eux-mêmes.

 Un livre attentif et utile, qui met en perspective la tragédie rwandaise non plus sur le plan historique, mais dans le domaine des ressorts psychologiques. Cette approche originale permet de mieux comprendre les données humaines de cet événement et, peut-être, de donner plus d’efficacité au « Plus jamais ça ».

Les exécuteurs, des hommes normaux aux meurtriers de masse, Harald Welzer, éditions Gallimard, nrf essais. 22 euros.


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