Sinon ils ne pourraient pas me payer.
Leur gêne est mon autoroute.
J’en fais des perles de leurs croûtes.
J’entre dans la chambre, toujours chargé de ma grande pochette verte renfermant papier et fusains.
J’entre dans la chambre, toujours chargée de leur odeur comme un habit.
Ils sont dans la chambre, toujours chargés de leurs souvenirs.
Mon client est assis sur le rebord du lit. Comme le stipulent mes consignes.
Aucun mot n’est vraiment échangé : l’homme attend que je m’installe, que je m’assois dans le coin de la pièce, les jambes sous moi.
L’homme patiente pendant que je tends la grande feuille de papier et que je la coince avec les élastiques de ma pochette, cette dernière devenant pupitre (c'est un geste que j'ai attrapé d'un dessinateur de caricatures à Montmartre).
Alors s’en suivent quelques minutes qui doivent sembler une éternité pour mon client.
Moi je m’en fous.
Le silence plombe la chambre comme de la fumée.
La pudeur fait du tabac froid.
Puis mon client se gratte la gorge, comme à chaque fois et raconte.
C’est le signal à partir duquel je commence à le dessiner, au fusain.
Des fusains rouges.
Comme des menstrues mortes qui ne dansent plus dehors en fumant des cigarettes.
Il y a cette image de cigarettes, je sais pas, mais ça me sert pas mal.
Le dessin prend forme à mesure que le client me livre son souvenir.
Son souvenir se dévoile à mesure que l’homme se déshabille.
Celui-ce s'appelle Abel.
Je trouve son prénom joli.
Peu de prénoms appellent à la notion de meurtre et ne transforme les gens en victime.
Dans ce sens, Abel a une notion très précise de ce que peut être le danger et que sans doute les autres n'ont pas.
Et l’homme nu commence toujours à se branler, comme s’il était seul sur son gros paquet de rien, comme s’il n’avait rien à faire de moi et moi de lui.
Comme s'il n'était qu'un mégot abandonné et moi la trace de rouge-à-lèvres qui y survit.
Je suis désolé, mais je ne suis qu’un fagot de sang.
Et cette idée de cigarette qui me trotte dans la tête.
Et le client se masturbe alors qu’il me raconte un secret.
Un souvenir.
"Donc ça veut dire que ça commence là en fait ?".
Et comme à chaque fois, ma toile recueillera son foutre comme seule signature.
Des cendres.
Et je partirai.
Comme à chaque fois.
Le laissant seul avec le sang de ses souvenirs comme celui de mes fusains rouges.
Ces mêmes fusains qui me colorent les doigts.
Cela n’est jamais arrivé.
On oublie vite.
J'ai un métier palpitant.
Je remercie Abel.
Son souvenir je m'en fous comme de l'an quarante.