Mouvement d'adieu, constamment empêché,
La Cabane, 33000 Bordeaux, novembre 2010.
Ph., G.AdC
MOUVEMENT IMPERCEPTIBLE, MAIS SÛR
Cela dure trois mois, d’août à octobre. Cela tremble. En trois temps. Trois mouvements d’inégale longueur. Avec peu de phrases. Parfois des paragraphes un peu plus denses. Tous numérotés. Comme les jours du calendrier. De 1 à 31 pour le premier mouvement (août). De 1 à 30 pour le second (septembre). De 1 à 11 pour le troisième mouvement (octobre).
Y a-t-il eu accélération ? Ou densification et resserrement ? Précipitation ? Vers quelle nouvelle réalité ?
C’est dans le second mouvement, au 11 septembre, que se trouve évoqué le titre de ce petit opus, Mouvement d’adieu constamment empêché, dernier recueil d’Isabelle Baladine Howald. Avec une variante. Un ajout. Une répétition qui marque une insistance têtue :
« mouvement constant d’adieu, constamment empêché ».
Cinq mots pour contenir une œuvre, une écriture. Cinq mots pour tenter de dire. La souffrance de la séparation. La résistance et l’obstacle. Mouvement vers l’adieu, sans cesse différé, sans cesse empêché. Comme un balbutiement à vivre l’impossible de l’adieu.
Mouvement ? Oui, dans le temps qui s’écoule de l’été à l’automne ; dans celui aussi qui se compte à rebours : « à trois semaines du départ » (septembre, 13) ; « jour de l’automne, il reste trois semaines, exactement » (septembre, 20). Il y a un avant, il y a un après. (sept semaines avant le départ). Un avant le « partir » ; un après le départ. Un départ qui est d’abord un désir : « il avait voulu partir » (août, 22). Et une dispute, un écart qui se creuse, un « je » qui dévisse. Les phrases sont courtes, nominales souvent, binaires souvent aussi. Comme l’est le titre, pris dans la volonté de mouvance de ses « M ». Retenu dans le ahanement de ses nasales. Deux syntagmes, répartis en deux temps inégaux — 5/6.
Énumérations brèves d’objets, le regard s’arrête un instant sur les éléments du décor, des « fenêtres grillagées du fort » à « la petite porte en fer forgé » ou au « petit clou dans le bois ». Un décor ordinaire sur lequel il n’est pas utile de s’attarder. La séparation se vit jusque dans le décrochement des objets, menus objets sans retenue autre que celle du regard qui se pose momentanément sur eux.
Dans l’espace aussi. Le mouvement est déjà contenu dans l’exergue destiné à François :
« Il faut que je me retrouve une place et il faut que tu te déplaces ». Une place pour le « je ». Un espace où se poser. Un déplacement pour l’autre ; le « tu » ; François ?
Au commencement, la séparation se vit dans le tremblé d’une pluie fine, dans la retenue, le peu de. La suspension. Parfois une éclaircie survient, « une fente immédiate », de peu de durée ; un rapprochement à peine sensible. Le « je » et le « tu » se rejoignent, presque, dans le « nous ». Puis vient l’obstacle qui conduit à l’écrasement.
« Écrasement, tout le lundi.
Les poumons écrasés. Le corps écrasé. Pas debout pas assis
pas couché. (Du noir vers le noir). » (août, 28)
Il faut accepter le déplacement. Même si se déplacer est une épreuve. Accepter le déplacement du « tu » vers une autre. Accepter les rires et les conciliabules, les conseils et les promesses, extorquées du bout des lèvres :
« dans un an », je dis « oui » (septembre, 18)
Et apprivoiser les nouveaux lieux, pièces vides, murs absents, couleurs et miroirs, couloirs et lampes. Et les clés. Les anciennes et les nouvelles. Elles aussi séparées. Indices sûrs du déplacement de l’autre à soi et de soi à soi. Mais que peut le changement du décor dans la souffrance ? Dans cette mise à l’épreuve de soi ? Le mystère de l’autre reste entier. L’énigme intime de l’amour demeure indéchiffrable.
Le temps de la séparation se rapproche ; mouvement imperceptible mais sûr. Il faut s’en remettre aux automatismes de la journée. Phrases infinitives, privées de sujet. Actes voués à la répétition. Morceau après morceau, d’un déplacement à l’autre, le puzzle se reconstitue. Le passé survient par bribes, qui a gardé mémoire de l’enfance. L’histoire d’un amour se recompose qui draine aussi, par touches minuscules, celle de la douleur et des larmes. Le « je » brisé de celle dont les efforts n’ont servi à rien, assiste, impuissant, désemparé à la lumière triomphante de l’autre :
« Ta clarté m’a toujours porté un coup, à moi si contrainte à l’effort :
Trouées d'air aveuglantes — vitesse, l’entrevue. » (septembre, 29)
« Je me déplace traquée », avoue, au début du mouvement/mois d’octobre, l’abandonnée.
Il y a pourtant cette fascination pour la lumière, ses variations. Transparence, indices de réfraction, scintillements inaccessibles. Et « le miroitement de l’eau » dont la brièveté s’accommode si bien de la brièveté de « Mot ». Fascination pour « tout ce qui ne se décide pas ». Qui maintient en état de « flottaison ». « Vers l’absence de soutien ». Comme ces phrases en italiques qui font irruption à l’improviste dans l’espace mental du « je » et ne s’y attardent pas. Celle de Baudelaire :
« Me fait voir : le mouvement qui déplace les lignes, ainsi le scintillement. » (septembre, 25)
ou celle de Giacometti:
« Je ne sais bien ce que je vois qu’en travaillant » (septembre, 30)
Ou comme ces personnages de Thomas Mann ou de W.G. Sebald, en qui le « je » trouve un écho passager à sa propre souffrance :
« "Austerlitz", c’est le nom de la place, tu sais, Jacques Austerlitz. Petite, quelques bancs, le marchand de journaux. Jacques Austerlitz la traverse sans fin. » (septembre, 13)
Autant de mouvements indicibles qui portent en eux les germes de la dissolution. Et conduisent à l’« entame » d’octobre, à ses « fenêtres aveuglées, murs gris, trajets murés ». À sa solitude et à son désarroi. À son horizon. L’unique présence sur le mur est celle de Robert Walser. Silhouette qui fait face à celle qui écrit :
« Je suis loin de moi-même, mais je ne cesse de penser à la poésie » (octobre, 2)
Reste une écriture et sa fragilité de verre.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
■ Isabelle Baladine Howald
sur Terres de femmes ▼
→ Isabelle Baladine Howald, La Douleur du retour (note de lecture)
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