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Les miroirs dissonnants (ou ce qui reste d’un vieux couple à trois heures du matin.)

Publié le 03 janvier 2011 par Routedenuit

Les miroirs dissonnants (ou ce qui reste d’un vieux couple à trois heures du matin.)

Il était trois heures du matin quand Didier ouvrit les yeux.

Comme d’habitude, ils n’avaient pas fermé les volets. Le grand arbre de la cour dessinait alors sur le mur une ombre étrange, qui oscillait lentement au rythme des coups de vent. Tout semblait normal. Il se tourna lentement pour regarder le visage d’Éliette, qui dormait profondément. Silencieuse et sereine, elle expirait en laissant échapper ce tout petit miaulement qu’il connaissait si bien.

Il n’avait plus fait de cauchemar depuis une éternité.

Or, depuis près d’une semaine, Didier rejouait chaque nuit la même scène. Il se tenait debout sur le quai vide d’une gare, avec un sac de chantier qu’il tenait à bout de bras. Tout allait bien jusqu’à ce que le premier train arrive, et que surpris, il échappe le sac dont le contenu s’écrasait alors sur le sol dans un fracas assourdissant. C’est à ce moment précis qu’il se réveillait en sursaut, transpirant, les mains sur les oreilles, en position semi-foetale, du haut de ses cinquante-six ans. Didier n’avait jamais dérangé Éliette pendant ces quelques nuits, et c’était bien ainsi. Il ne voulait surtout pas devoir lui raconter, ni essayer de lui expliquer quelque chose que lui-même ne comprenait pas. Alors, dès qu’il ouvrait les yeux, il s’asseyait sur le rebord du lit en faisant attention de ne pas tirer la couverture. Il attrapait le mouchoir propre qu’il se passait sur tout le visage, du front à la base du cou en passant par chaque ridules du menton. Il prenait aussi quelques secondes pour retrouver une respiration calme et régulière, puis se recouchait lentement, toujours pour ne pas la réveiller.

Didier ne se rendormait pas immédiatement. Il passait ensuite de longues minutes allongé, regardant le plafond ou au travers de la fenêtre. Parfois, il se relevait même jusqu’à la vitre et posait ses yeux dans le vide, quelque part entre l’arbre de la cour et le lampadaire. Pour arrêter de penser, pour ne surtout pas se poser de questions, pour ne surtout pas réfléchir.

Il était trois heures du matin quand Didier ouvrit les yeux cette nuit-là. Après s’être épongé le visage consciencieusement, il posa son regard sur Éliette et se fit cette réflexion qui lui serra la gorge.

Elle ne savait rien de ses cauchemars, ni de ses angoisses. Elle ne savait rien de l’envie qu’il avait eu de quitter l’amphithéâtre en claquant la porte le vendredi d’avant. Elle ne savait rien non plus du regard transperçant de la libraire à qui il avait acheté ce livre qui était posé sur la table du salon, le Milan Kundera. Puis elle ne savait rien de ce besoin de fuir qu’il sentait  l’envahir de manière irrépressible. Finalement, elle ne savait pas non plus que le lampadaire dans la rue clignote à partir de deux heures du matin.

Si Éliette et Didier vivaient ensemble au même endroit, au même moment et ce depuis longtemps, ils ne partageaient plus la même vie.

Et ce depuis bien avant le mouchoir sur la table de chevet.

Crédits photos : wildme.

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