LAMPEDUSA, ITALY - photo trouvée sur www.life.com/ Salvatore Piracci regardait la silhouette étrange de ces croix de guingois et se demanda si l'hospitalité des gens de Lampedusa s'était usée comme son propre regard. Si lui aussi, à trop croiser la misère, n'avait pas fini par assécher son humanité.
C'est alors qu'une voix le fit sortir de ses pensées.
- C'est le cimetière de l'Eldorado, entendit-il.
Un homme se tenait à quelques pas derrière lui. Il ne l'avait pas entendu s'approcher. Salvatore Piracci le contempla avec surprise.
- C'est ainsi que je l'appelle, reprit l'inconnu.
Le commandant ne répondit pas. Il observa l'intrus avec mauvaise humeur. C'était un homme maigre au dos voûté. Il avait quelque chose d'étrange dans sa façon de se tenir. On aurait dit un simplet ou une sorte de reclus vivant loin de la société des hommes. Mais sa voix contrastait avec son physique. Il parlait bien. Avec vivacité. Salvatore Piracci se demanda de qui il pouvait bien s'agir. Le gardien du cimetière? Un homme venu se recueillir sur la tombe d'un proche? Piracci n'avait pas la moindre envie de nourrir la moindre discussion. Il espérait que son regard le ferait sentir mais l'homme continua.
- L'herbe sera grasse, dit-il, et les arbres chargés de fruits. De l'or coulera au fond des ruisseaux, et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbéreront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une caresse. L'Eldorado, commandant. Ils l'avaient au fond des yeux. Ils l'ont voulu jusqu'à ce que leur embarcation se retourne. En cela, ils ont été plus riches que vous et moi. Nous avons le fond de l'oeil sec, nous autres. Et nos vies sont lentes.
Sans que Salvatore Piracci ait pu répondre, le petit homme s'éloigna. Il avait dit ce qu'il avait à dire et il partit sans saluer. Le commandant resta un moment immobile de surprise. Qui était cet homme? Pourquoi lui avait-il dit tout cela? Avait-il assisté à la scène de la bagarre? Il repensa aux paroles que l'inconnu avait prononcées. Il les laissa résonner longtemps en son esprit. L'Eldorado. Oui. Il avait raison. Ces hommes-là avaient été assoiffés. Ils avaient connu la richesse de ceux qui ne renoncent pas. Qui rêvent toujours plus loin. Le commandant regarda autour de lui. La mer s'étendait à ses pieds avec son calme profond. L'Eldorado. Il sut, à cet instant, que ce nom lointain allait régner sur chacune de ses nuits.
ELDORADO - Laurent Gaudé - J'AI LU n° 8864