L’homme est séduisant, la trentaine avancée, bien mis, les ongles manucurés, fait assez rare pour être remarquable.
Il reste assis là, deux heures durant, puis s’en va à midi tapantes.
Le serveur a bien essayé d’engager la conversation, c’est ce que l’on fait avec un habitué, mais il a botté en touche, le renvoyant à son état de simple serviteur par quelques sourires condescendants.
Pendant deux heures, l’homme sirote son thé, les yeux fixes, sans esquisser d’autres mouvements que celui de sa main approchant la tasse de ses lèvres.
Il reste assis, immobile, parmi le brouhaha des clients qui s’installent, crient et s’interpellent, les chaises qui raclent le sol ou qui basculent dans l’affolement d’un départ.
Une main posée sur sa cuisse, l’autre légèrement crispée sur l’anse de la tasse, l’homme écoute.
Il entend les allers-retours du serveur, il sait reconnaitre, au son de ses pas, les chaussures qu’il porte, l’humeur qui l’anime ou encore estimer le poids du plateau qu’il tient en équilibre.
Il entend le bruit sec des récipients posés sur les tables, le froissement des billets, les pièces laissées comme une aumône dans la soucoupe.
Il entend les talons des femmes, le bruissement de leurs jupes sur leurs bas.
Il entend les corps qui s’affaissent sur les chaises.
Il sent les odeurs de la semaine.
Lundi, shampooing, savon, déodorant.
Mardi, les effluves fruitées, vulgarisées par une pointe animale.
Vendredi. Atroce.
Il sent la peur, l’angoisse, l’attente, l’espérance, la déception, l’allégresse, le bonheur, parfois.
Il entend leurs murmures, leurs secrets, leurs ricanements, leur mépris, aussi.
Il entend tout cela, il sent tout cela et il s’en nourrit.
La nourriture est si riche, si dense, si lourde qu’elle le rend malade. Une fois chez lui, il vomit ces odeurs et senteurs. Ce n’est pas de la bile, non, mais de vraies vomissures, morcelées et compactes.
Depuis quatre mois, il s’accroche et revient chaque jour à heure fixe. Il a pour habitude d’achever ce qu’il entreprend mais cette fois-ci se révèle bien plus difficile que les précédentes, pourtant, le résultat s’annonce déjà bien au-dessus de leurs espérances communes.
Ce jour-là, lorsqu’il regagne son domicile, il estime sa quête accomplie pour ne plus avoir à retourner sur la place, ni boire de thé. Il déteste le thé, c’est précisément pour cette raison qu’il s’est astreint à avaler ce breuvage douceâtre qui lui rappelle l’odeur de la mère de son père.
La première gorgée l’a tout de suite mis en condition, il a senti remonter ce bon vieux dégoût chargé de toute la violence que la seule évocation de la vieille provoque encore en lui. Vieille d’ailleurs, elle ne l’était pas, il faut bien lui rendre cette justice-là, c’est son cœur qui l’était : vieux, sec et fripé sans une seule goutte d’amour à pomper.
Il tire furieusement sur son mégot. Il se brûle les lèvres, la douleur est apaisante et il ricane. Elle aurait aimé ce qu’il est devenu, elle l’avait tant de fois prédit qu’il n’avait pu faire autrement que de suivre le chemin qu’elle lui avait tracé, avait-il eu d’autres choix ?
Suite de cette Nouvelle en deux temps (que certains connaissent déjà): Jeudi prochain