Dieu, qu'il est difficile d'être un homme ! Jamais je n'aurais pensé écrire un jour une chose pareille, mais j'ai dû surmonter tant de difficultés pour acquérir un semblant de virilité ! La seule tâche qu'il m'ait été aisé d'accomplir, paradoxalement, a été mon évasion de l'hôtel. Je n'ai rencontré personne et l'homme de garde à la réception, somnolent à cette heure indue de la matinée, ne m'a posé aucune question. J'ai laissé une note et réglé la totalité du séjour. Il a encaissé la somme avec un sourire satisfait en me souhaitant un bon voyage. Je l'ai remercié et pris congé sur-le-champ.
Je congédiai Malek avant d'arriver sur les quais, aux portes de Boulâk. Quand je réglai sa course, le soleil atteignait le zénith. Je lui promis de confier les ânes à l'un de ses amis qui tenait une taverne sur le port, il pourrait les récupérer deux heures plus tard. En attendant, je l'invitai à se désaltérer et à prendre un repas sur le port. Je lui tendis à cet effet quelques pièces qui eurent immédiatement raison de ses réticences. Il me remercia chaleureusement et me souhaita " bonne voyage " dans un français rugueux. Je le saluai à mon tour et m'éloignai avec les deux ânes. Le village à cette heure ardente semblait dépeuplé et les rues ruisselaient de sable fin. Je devais rendre les bêtes avant de me déguiser si je ne voulais pas que Malek, en parlant avec son ami, ne se rendît compte que la personne qui les avait ramenées n'était pas la personne à qui il les avait confiées. Cependant, si je m'en séparais avant de changer d'apparence, que ferais-je de mes bagages ? Il m'était impossible de les porter jusqu'aux quais, et de toute façon, je ne savais pas si le bateau était amarré. Plus le temps s'écoulait, plus je sentais la peur croître en moi, avec la hantise de me retrouver face à mes anciens compagnons, qui devaient à cette heure avoir lu ma note, et pouvaient décider à tout moment de me rejoindre.
Mais la providence veillait. Elle m'ouvrit grand les bras lorsque j'arrivai, soucieuse, sur le port. Des latrines publiques m'attendaient près du ponton ouest, sur une petite place déserte. Un piquet devant le baraquement permettait d'attacher les bêtes. Je scrutai les environs, il n'y avait âme qui vive. Des écriteaux indiquaient que la place était libre tant chez les hommes que chez les femmes. J'attachai les ânes, pris avec moi le sac contenant les vêtements et poussai la porte assignée aux femmes. À l'intérieur de l'étroite cabine à l'odeur nauséabonde, dont le sol en terre battue exhalait d'atroces relents de putréfaction, je me hâtai d'ôter ma robe et d'enfiler un pantalon, une chemise et une veste. Je roulai mes cheveux en chignon puis je les dissimulai sous un chapeau à larges bords. J'emballai prestement mon ancienne tenue sans prendre le temps de plier ma robe, de peur que l'on ne me volât les bêtes avec leur précieux équipage. Je sortis discrètement et poussai un soupir de soulagement en retrouvant les deux ânes avec les bagages.C'est alors qu'entra dans mon champ de vision le visage outragé d'une élégante jeune femme, apparemment française, campée à l'entrée des commodités sans oser y pénétrer.
Rien n'est jamais simple...