Je ne les verrai plus. Ces inconnus compagnons du matin : le jeune avocat chemise déboutonné toujours bien fringué ; l’homme chauve aux yeux bleus avec son sac à dos pesant trois tonnes ; la femme au foulard toujours souriante et tellement discrète ; la grande scandinave qui retrouve son collègue de transport ou de travail dans le bus, tout au fond plutôt à droite ; le mec du site de rencontre qui s’habille avec des costumes des années 90 et que j’ai fini par croiser à la cantine de mon lieu de travail ; la lycéenne un peu rebelle mais “cool, tu vois, à la mode, quoi”, les grands mères parisiennes qui, le mercredi et pendant les vacances scolaires, assurent la visite guidée “volume à fond” pour leurs petits enfants afin de faire patienter les petits le temps d’arriver à la Tour Eiffel. Je ne les reverrai plus. Sauf de façon très occasionnelle. Ni eux ni tous ces touristes qui dégainent leur appareil dès que la Pyramide est en vue, qui se posent l’éternelle question de savoir quand descendre pour le musée d’Orsay et qui presque systématiquement décident de sortir du bus un arrêt trop tôt, qui racontent au reste du groupe leur soirée de la veille dans le Paris “so lovely”. Déjà 5 ans que chaque matin, j’attends le bus au même arrêt. Bientôt je ne le prendrai plus. Je ne les verrai plus. Peu à peu, ils sont entrés dans ma vie, sans le savoir. Je n’avais jamais fait ce constat auparavant.
A bien y réfléchir, pendant des années, c’était ma voiture qui assurait la liaison domicile-travail. Puis le RER qui était devenu le prolongement de mon lit chaque matin pendant une bonne heure. Je sais pourtant que c’est parfois dans les transports que l’on fait de belles, très belles rencontres. Dans une salle d’attente d’un aéroport, où, sans le savoir, d’un coup sans prévenir, on rencontre une femme que l’on va demander en mariage et avec qui on va fonder une famille. Dans un petit gris de banlieue après avoir passé des années, pour ne pas dire des dizaines d’années, à côté l’un de l’autre dans la voiture de tête de train, à s’être à peine adressés la parole “sauf en cas de grève”, on rencontre la personne avec qui, sans le savoir, on va passer une décennie puis en entamer une deuxième. Ces deux derniers exemples ne sont pas tirés de romans ou de films mais bien d’histoires qui sont arrivées à mes proches. Ce n’est pas ce qui m’est arrivé.
En tout cas, une page se tourne, une chose est sûre, je ne les verrai plus. Ni les bons jours, ni les mauvais jours, pour eux comme pour moi. Ni les jours où en moins de cinq minutes, le temps d’attendre le bus, on nous demandait 2 à 4 cigarettes. Ni les jours “vous attendez depuis longtemps?”. Ni les jours de soldes quand l’abribus est envahi de folles hystériques ne résistant pas à un méga rabais chez C&A.
Je n’ai pas grand chose à vous dire d’eux. Je ne les connais pas. J’ai juste imaginé leur vie, leur couple, leur profession. J’ai peu à peu collecté sans le vouloir des indices, des bribes d’appels téléphoniques, des lectures, des traces de vie. Qu’avaient-ils fait la veille au soir pour être dans cet état-là ce matin-là ? Selon les jours, on se retrouvait à deux, trois, quatre. Les “piliers” de l’abribus, toujours fidèles, du lundi au vendredi. Cinq jours par semaine. Ce qui m’a longtemps épaté, c’était de les retrouver les jours où je partais plus tôt bien avant 9 heures, les jours où scotché à mon lit ou bien à une chronique de France Inter je ne partais que bien plus tard. Bref que j’y sois à 9h, 9h27, 9h48, ils étaient là. Pas tous, pas tous les jours mais souvent. Et je me disais que finalement, je suis absolument aussi prévisible que tout le monde, aussi routinier que tous les autres inconnus du 69.
Sachant qu’un bus passe toutes les 8 minutes en moyenne, et bien que mauvais en maths, il me semble que la probabilité est vraiment faible de tomber sur l’un d’entre eux chaque matin, sans connaître leur emploi du temps, de tomber sur deux d’entre eux, ou même trois d’entre eux ne serait-ce qu’une à deux fois par semaine. C’est pourtant ce qui s’est régulièrement produit. Ce matin, elles étaient là toutes les deux. Et ce soir, j’ai croisé l’avocat qui prenait le métro comme moi, alors que je sortais bien une heure plus tard que mes horaires habituels.
J’ai presqu’envie de leur dire au revoir. Evidemment, je n’oserai pas. Envie de saluer une dernière fois cette grande blonde type businesswoman qui approche la cinquantaine, coupe carrée “à la Mireille Mathieu”, toujours avec un beau sac, des habits sombres l’hiver, à l’exception de son imper rouge, et de ses robes très fleuries l’été. Envie de saluer la femme au foulard à qui je dis désormais bonjour, depuis que les jours de grève nous ont rapprochés et permis de briser la glace. Envie de saluer ce jeune avocat dont il m’a été assez simple de deviner la profession, même dans un bus, d’apprendre ses escapades de weekend, de le retrouver par hasard à une table de resto du quartier dans lequel nous travaillons tous les deux, et d’apprendre en un repas plus que ce que je n’aurais souhaité. Lui qui ces jours-ci se balade avec “Life” dans la main, le pavé signé Keith Richards. Saluer aussi celui que j’ai croisé par hasard au tout début d’une représentation de “Beautiful Thing” au festival d’Avignon cet été. Il en reste un dont je ne vous ai pas parlé : un imbuvable décrotteur prétentieux qui, selon toutes probabilités, oeuvre dans les couloirs du pouvoir que je n’ai pas revu depuis le remaniement. C’est sans doute quelqu’un de bien, un mec droit, un homme sur qui on peut compter, un stratège intelligent, un de ceux qui ne vérifie pas son compte en banque en cours de mois pour savoir s’il est à découvert ou pas, non. En tout cas, c’est bien le seul, que j’ai vu manquer de courtoisie à quelques chauffeurs, à des passagers du bus, à hurler sur sa secrétaire par téléphone, bref, le seul qui ne fait pas partie de “mes” passagers du 69.
ça vous est déjà arrivé ?