Yperite

Quel âge peut-il avoir ? Dix-sept ans, dix-huit ? Il est assis face à moi dans cette voiture de métro, il n’y a aucune raison que je le remarque, si ce n’est le livre qu’il tient dans les mains, dans lequel il st plongé. Il n’est pas neuf, on voir bien qu’il a été lu. C‘est une édition simple, de celles qu’on qualifie de poche. Le jeune homme a-t-il pris ce roman dans la bibliothèque familiale, l’a-t-il emprunté à un ami ? Qui sait ? D’autres avant lui l’ont lu, d’autres après lui le trouveront aussi.

Je l’envie.

Ce livre que le jeune homme découvre, qu’il ne lâche pas, qui l’isole de cette foule matinale, c’est « Voyage ». Elle est si loin ma première lecture. Pour lui, c’est peut-être une obligation scolaire. Quand j’étais lycéen, on ignorait Céline, la plupart de nos professeurs avaient connu l’occupation,   enfants ou pour certains déjà adultes. On dit même que l’un d’eux, un agrégé normalien, était resté dans ce lycée de province jusqu’à la retraite à cause de sa conduite pendant la guerre, mais ce n’était qu’une rumeur. Lui, il aurait pu nous parler de Ferdine, il ne le fit pas. Je ne le regrette pas, car nous n’étions pas prêts.

Le jeune homme tourne les pages lentement, il est absorbé par sa lecture. Où est-il ? Errant dans la nuit en Flandres, perdu dans une Afrique coloniale ou une Amérique improbable ? Sait-il que dans quinze ans, dans vingt ans, il lira le même livre et qu’il se souviendra l’avoir lu à vingt ans et pensera que sa nouvelle lecture est fort différente, qu’il saisit autrement cette longue histoire. Sait-il que peut-être, dans vingt ans, dans trente ans, il sera assis dans un métro et verra en face de lui un jeune homme lire « Voyage » pour la première fois et qu’il l’enviera ? Ce sera lui, à son tour qui sera semblable au vieux, car c’est ainsi qu’il me qualifierait s’il me voyait, s’il savait que l’homme assis face à lui observe sa lecture et retrouve sa propre découverte, si ancienne, trop précoce, et qu’il l’envie d’avancer sans savoir quels lieux, quelles errances suivront la nuit de Flandres.

Oui, je l’envie.