Tigre et insomnie

Publié le 08 janvier 2011 par Adamante
 LA PETITE FABRIQUE D'ECRITURE 


 

La photo était là sur la table, parmi d’autres, en attente de classement.

L’album que j’avais décidé de faire avalait les épreuves avec l’air de ne pas se remplir et le tas de ne pas diminuer.

Le temps passait de plus en plus lentement, l’heure tardive et la fatigue m’avaient fait regagner le chemin de mon lit, mais trop de fatigue tue le sommeil et je n’arrivais pas à dormir.

Mon insomnie m’avait donc fait reprendre place à ma table face à l’album toujours entouré de son tas de photos en attente.

Dès lors, je m’installais dans la répétition du geste : la main qui saisit, l’esprit qui se rappelle, l’album qui se gonfle et le tas qui persiste à ne pas diminuer…

Le vent s’était mis à gémir en caressant les volets.

J’étais ailleurs, automate bercé par la succession des images, je m’enfonçais insensiblement dans une brume apaisante de plus en plus épaisse.

Soudain le vent eut une plainte déchirante et je vis s’extraire, de la fenêtre de papier qui retenait son image prisonnière, avec cette grâce propre aux grands félins, le tigre blanc du Bengale dont la photo avait été envoyée du Rajasthan à mon grand père par un vague cousin explorateur.

Nul n’avait su ce qu’était devenu le cousin Hubert, un jour, il était parti, le temps avait passé, il n’avait plus donné de nouvelles et il n’était jamais revenu.

J’avais tant rêvé devant la force et la grâce de cet animal qu’avait rencontré le cousin Hubert.

Grand père m’en avait parlé avec dans la voix, cette pointe d’admiration qui révélait son désir, jamais assouvi, de partir lui aussi à l’aventure. Ce faisant, il avait nourri mes rêves et l’image du fauve, en apparence si sage, fit du tigre le héros de mes aventures enfantines.   Les années avaient passé, je l’avais oublié et là, dans cette brume qui m’hypnotisait, il m’était revenu. Ma main s’était arrêtée, l’album, le tas de photos avaient disparu. Fascinée, je vis le tigre s’étirer sortir du cadre et s’allonger face à moi sur la table. L’air vibrant de lumières tournoyantes m’entoura d’un feulement sourd que j’entendis par toutes les cellules de mon être : « Regarde moi ! »   Je plongeais mon regard dans l’eau bleue de ses yeux où deux îles dansaient au gré de la lumière, j’en oubliais le temps, retirée dans cet océan d’infini.   Dehors le vent se mit à rugir, dedans l’infini me tenait captive. Au moindre frémissement de la luxuriante fourrure blanche zébrée d’ombres de ce prince des chats, je sentais chacun de mes muscles rouler sous ma peau. Je sentais couler en moi cette vague de souplesse prête à la détente. J’avançais, en moi, autour de moi, la sève pulsait avec une force sauvage et l’air vibrait de cette puissance qui m’envahissait. « Le premier tigre blanc s’appelait Mohan… » La voix faisait danser le casque colonial de l’oncle Hubert  au-dessus des herbes et le tigre suivait sans bruit glissant en tapinois sur le sol. « Le premier tigre blanc s’appelait Mohan… »   En moi se condensait le désir de bondir, j’étais tapie, tout mon être à l’affût. « Le premier tigre blanc s’appelait Mohan*… » Soudain, un éclair, la détente, la chair qui explose, le casque rendu au silence, puis la sève qui se calme, la brume qui se dissipe. Dehors le vent émit une dernière plainte, la photo dans ma main avait cessé de me parler.    ©Adamante      Découvrez un site magnifique qui parle d'eux, un clic sur l'image :   *Mohan traduction : tigre Savez-vous qu’il ne reste plus que 210 tigres sauvages du Bengale au monde ?    J'ai traité là les  deux derniers thèmes, ou comme on dit, j'ai fait d'une pierre deux coups !