Anne-Sophie

Publié le 07 janvier 2011 par Banalalban

Il me dit être orthodontiste des âmes et il précise : "Je remets les idées bien droites, plus alignées" puis il sourit : ses dents ne sont pas rectilignes.


Nous mangeons des homards dans un petit restaurant du Quartier Latin : dans un aquarium très grand avancent assez lamentablement les autres crustacés que nous n'avons pas mangés. Les vitres sont très sales, et les animaux peinent quand même à avoir l'air intelligents. Mais ils cachent leur jeu. Il y a des algues aussi. Elles sont hypocrites.


Puis il ajoute, en changeant de sujet : " Tu vois, c'est assez simple : pour faire une bonne sauce, tu prends des coques ou des amandes. De n'importe où, le plus important c'est qu'elles soient bien fraîches. De l'autre côté, tu fais revenir au beurre la moitié d'un oignon émincé et un bouquet garni. Une fois que le tout brunit, tu ajoutes les coquillages avec un peu de vin blanc et tu fais chauffer à couvert. Quand tous tes coquillages sont ouverts, tu les égouttes et c'est le jus que surtout, tu récupères. Tu le fais réduire et tu ajoutes de la crème et du beurre. Beaucoup de crème, il ne faut pas hésiter. Du bouillon de poisson si tu le souhaites. Tu émulsionnes le tout, et tu sers pour napper...". Il sent très mauvais de la bouche.


Dans l'aquarium, une écrevisse monte sur une limule : cette dernière sectionne les antennes de la première. L'écrevisse hurle et tourne de l'œil : elle a l'air si humaine mais elle le fait exprès. Dans la cuisine, une cigale de mer crève ébouillantée. Sa fille se jette dans le feu d'elle-même et écarte les pattes tout en cuisant. Un morceau de son corps explose et crépite sur un des brûleurs.


Il continue : "Tu aspires le céphalon, c'est très chitineux, puis le péréion, c'est meilleur que ce qui se raconte, et tu manges le pléon, là c'est délicieux : c'est gorgé de sucs". Il a un kyste sébacé très disgracieux au coin de l'œil.

Toujours dans l'aquarium, trois crevettes chétives mais malignes comme pestes s'attaquent à une araignée de mer géante du Japon. Toutes font un bruit infâme et tape sur les vitres. Elles crissent. Elles se battent à coups d'exosquelettes. Une des crevettes réussit à soulever un segment de l'araignée et s'y faufile. L'assaillie se débat tant qu'elle peut : ses pattes cognent de partout, on dirait qu'elle est folle. L'araignée tente une dernière fois de sortir de l'aquarium, me regarde, et meurt dans un dernier jet de fiel. Le krill s'épaissit autour du nuage et le dévore. Son cadavre est vite consommé. Une partie est régurgitée. Les yeux surtout.

Et il reprend : "Ce qu'il y a de meilleur, je trouve, c'est les œufs, lorsque tu les découvres coincés entre les pattes. Tu les recueilles avec le couteau et tu les tartines sur du pain à l'encre de sèche. Avec un peu de beurre salé baratté, c'est délicieux... ça claque dans la bouche ! ". Avec un casse-noisette, il décortique une des pinces du homard. Il porte cette dernière à sa bouche et, avec un bruit de succion et un mouvement de langue experte, de celle qui farfouille bien, retire ce qu'il y a dedans. Du jus coule le long de son cou. Il s'essuie. Il s'excuse. Il en reste pourtant encore un peu qui se met à sécher.

Dans l'aquarium, des étrilles se coupent les yeux qui dépassent et remontent à la surface à tour de rôle comme pour respirer. En fait, c'est pour respirer, même si elles ont des branchies. Elles ne sont pas à un paradoxe près. L'une d'entre elles, agonisante, fait de drôles de mouvements circulaires. Des mouvements de prisonnier. Une autre encore est parvenue, on ne sait comment, à atteindre le rebord de la grande cuve et chute sur le sol, dans un son très net, mat et franc. Elle reste là une bonne demi-heure, fait des bulles et crève. Une cliente marche dessus mais c'est rien.


Il continue, comme pour m'expliquer le plat que nous dégustons : "Tu tranches tes homards encore vivants en tronçons c'est à dire que tu arraches les pinces, tu coupes derrière la tête et tu finis en coupant la queue en trois. Dans un bol, tu mets le jus qui coule et le corail. Il faut bien presser pour tout récupérer sinon tu gâches et c'est très très dommage. À ce stade, le corail est de couleur verdâtre. Mais une fois que c'est cuit, c'est bien plus joli". Il a un bouton bien mûr entre la joue et le lobe de son oreille.

Dans l'aquarium, des lambeaux de chair visqueux font la joie des squilles qui se précipitent et se battent pour des bouts d'araignée, d'étrilles, de galathées. Chacune se chipe des morceaux et s'embarque, sans le faire exprès, des parties de l'autre tant et si bien qu'on ne sait plus qui est qui. L'intérieur de l'aquarium devient soupe puis bouillie. Des bouts de glaire commencent à coller aux parois et une moule dont on ne sait rien ou peu (que fait-elle là ? comment a-t-elle atterri ici ?) hurle à l'aide. Elle est hypocrite. 

Il pourrait continuer comme cela pendant des heures.

Et je lui demande : "Et alors, les idées, comment tu fais concrètement pour les remettre droites ?". Je trouve cet homme passionnant et charmant...