On s’était dit qu’on ne mettrait jamais un pied sur le terrain privé de l’autre.
D’un accord non verbal mais cependant tacite, nous avions décidé de nous côtoyer tout en nous ignorant, de passer notre chemin après un discret salut de la tête dès que nous nous rencontrions, de garder nos distances afin d’éviter d’épuisants affrontements.
Ce pacte, non écrit, non déposé chez le notaire et non signé de notre sang, nous le respections depuis plusieurs années déjà : Elle nous laissait tranquilles et moi, je faisais mine de ne pas la reconnaître quand elle rôdait autour de nous pour me faire enrager.
Je savais pourtant que je ne pourrais lui faire confiance comme ça, indéfiniment.
Elle a endormi ma méfiance, année après année. Elle m’a fait croire qu’elle avait définitivement renoncé à nous tourmenter, les miens et moi ; elle s’en est allée semer le trouble chez mes voisins, chez mes amis et, malgré ma détresse de les voir ainsi malmenés, je ne pouvais m’empêcher de la remercier d’épargner ma demeure.
Traîtresse !
Vile créature sans respect pour la parole donnée !
Monstre sans cœur se repaissant de la douleur d’autrui !
Ame damnée qui livra mon être à cet inhumain délire !
Démon brûlant qui enfiévra ma tête et mon corps !
J’aurais dû me méfier…
J’ai baissé ma garde, raccroché mes gants, quitté le ring en pensant que nous ne nous affronterions plus.
Pourtant, j’aurais dû deviner, perfide !, que tu romprais le pacte sans sommation ! J’ai cru un moment reconnaître ton empreinte souffreteuse laissée sur mon épaule mais je t’ai repoussée et, forte de cette nouvelle victoire, je t’ai tourné le dos, triomphante.
Et puis, tu m’as rappelée si doucettement qu’oubliant ta nature trompeuse, je me suis retournée sans voir arriver ce direct du droit qui m’a envoyée au tapis, sonnée.
Je t’ai vue te pencher sur moi, ton haleine corrompue noyant mon visage, un rictus de conquérante sur ta face, tes griffes enserrant mon pauvre corps endolori… Tu t’es approchée de mon oreille, et tu as susurré :
- Comment as-tu eu l’audace de penser que je renoncerai à t’affaiblir ?
J’ai lutté. De toutes mes forces je me suis battue pour ne pas perdre les rounds suivants. Hélas… J’avais oublié à quel point tu étais forte, impitoyable, destructrice. Tu t’es emparée de moi et, entre tes mains malveillantes, je me suis transformée en cet être mou, sans volonté, errant, dans son délire, dans un pays peuplé d’étranges et d’effrayantes visions.
J’ai vu les miens se désoler, se lamenter, te supplier de desserrer ton odieuse étreinte. Je les ai vus préparer des potions, des filtres, des breuvages afin de te faire lâcher prise, démon malfaisant !
A force de cataplasmes et d’incantations, d’emplâtres et d’onguents, de pastilles et de pommades, tu as fini par rendre les armes et te soumettre à une volonté plus puissante que la tienne.
Tu m’as laissée pantelante, haletante et affaiblie, le cheveu terne et la mine défaite, mais je t’ai vaincue !
Tu as passé ton chemin, mon ennemie, traîtresse parmi les traîtres, mais ta morsure a laissé sur mon corps une cicatrice bien douloureuse.
Alors je te le dis, félonne entre toutes, il ne saurait plus être question de pacte ni de factice entente, point de promesses mielleuses ni de serments hypocrites !
L’année prochaine, à la même heure, je t’ôterai toute velléité de sournoise attaque et te réduirai à l’état de microbe inoffensif en m’injectant cette dose de vaccin maintes fois recommandée !
Maudite sois-tu, Grippe…