Je n’avais plus d’âge ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année : je m’étais retrouvé hors du temps, comme au lendemain de la mort de Pilou, mais cette fois autre chose m’était apparu. La mort de Pilou ne m’avait révélé qu’une table et une chambre. La mort de Céleste me révélerait le vide d’un ciel, mais plus tard seulement. La réalité de ma mort, je n’en avais pas la moindre idée ni ne m’en préoccuperait le moins du monde avant de voir un jour la vie apparaître par la transformation du sperme en sang. Mais ce jour-là c’était quelque chose d’autre qui m’était révélé par ce que les gens du quartier avaient aussitôt appelé la fatalité : c’était la fatalité et c’étaient les gens des Oiseaux.
Je ne le comprends qu’aujourd’hui, mais c’est ce dimanche-là que j’ai vu pour la première fois la réalité, ou ce que j’appelle la réalité, ce que je comprends de la réalité : ce que j’entrevois de la réalité, ce que je voudrais peindre de cette réalité qui me regarde et que je vois, ce que j’aimerais dire et écrire de cette réalité qui me parle, ce qui m’attire de cette réalité repoussante à la fois, ce que je désire de cette réalité qui me semble tellement indésirable et désirable à la fois, ce que je hais et ce que j’aime à la fois, ce qui nous perd et nous sauve à la fois, la fatalité et les gens, le coup du sort insensé que les gens n’ont de cesse d’expliquer avant de l’oublier vite fait.
C’était CELA. C’était cela que j’avais vu ce jour-là : c’était le signe de la fatalité et du sort des gens. C’étaient les vêtements et la combi de compète d’un des deux lascars du quartier qui s’étaient tués ce matin-là, pendus à l’étendage devant la maison des Glauser, les vêtements déjà lavés tiptop par sa mère, les vêtements et les affaires de compète de Domino, l’un des deux inséparables, comme on les appelait dans le quartier des Oiseaux, Domino et son compère Danilo, les vêtements de dessus et de dessous de Domino mis à l’étendage, les vêtements de Domino déjà lavés et mis à sécher avec ses affaires de compète que sa mère avait également suspendus là, son foulard d’apache et ses gants ajourés, sa combi de compète marquée Fangio, faute de pouvoir exposer encore les restes fracassés de Domino : ce qui restait de Domino un dimanche soir baigné de toute la suavité d’une soirée d’été – et la sœur de Domino se tenait là comme à l’accoutumée, à se balancer d’avant en arrière en maugréant.
Tout, en revanche, de la tenue de compète et des affaires de Danilo, tout avait été déjà brûlé par son frère Mickey le maudit. Pour une fois, devant ses parents brisés, le frère de Danilo avait imposé sa volonté. Il leur avait dit de son regard de fou : je vais brûler tout ça, et ils l’avaient regardé comme s’il n’existait pas, et il l’avait fait.
Mais à l’instant, ce matin de brouillard où tout se noie et se dérobe avant de réapparaître, comme au théâtre des fantasmes, me voici soudain hésitant : et qu’en sais-je à vrai dire ? Comment cela m’est-il revenu ? Qui m’a raconté cette histoire de feu ? Ne l’ai-je pas inventé, ce feu, juste pour fixer l’image du frère maudit de Danilo ? Ou bien est-ce lui qui s’en est vanté quand je dessinais sa tête de fou dans mon atelier- clapier ?
Ce dont je suis sûr est que ce qui m’est apparu ce soir-là, que j’ai saisi à quelques signes sans les déchiffrer sur le moment : quelques regards et quelques attitudes des gens d’abord sans voix, comme sidérés sur place, puis quelques mots des gens comme égarés, se parlant ce soir-là alors que beaucoup d’entre eux ne se parlaient plus depuis des années, m’ont sidéré moi aussi en même temps que ma gorge se nouait et que je me sentais tout remué, comme on disait dans le quartier, tout remué et tout émotionné, et de fait c’est cela : le quartier, d’abord sans voix, m’avait parlé ce soir-là. Ce quartier des Oiseaux qui m’avait paru s’étriquer et se tasser depuis des années, me poussant à fuir vers une autre vie, comme il avait poussé Danilo et Domino à fuir eux aussi, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là après m’en être éloigné pour vivre ma vie, selon l’expression convenue, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là me semblait redevenu le quartier de nos enfances, enfin notre quartier dont les gens se retrouvaient soudain liés ensemble par ce nom de sort de pépin, selon l’expression du père Maillefer.
C’était cela même que Danilo et Domino avaient fui, ils me l’avaient dit un soir à la Dolce Vita, et c’était cela aussi que j’avais fui avant eux : cette façon de parler des nains de jardin et des pharmaciens à mesquines balances : deux jeunes dieux de la route se fracassent dans leur bolide et cela ne serait qu’un pépin ?
Or c’était autre chose que, ce soir-là, j’avais perçu en revenant par hasard dans le quartier des Oiseaux, et la face même du père Maillefer, le visible et sincère accablement du père Maillefer, et le visible et sincère accablement de tous les habitants du quartier, ce soir-là, d’abord sans voix et parlant ensuite longuement dans le jour déclinant, par-dessus les haies ou devant les maisons, ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année, m’ont saisi et fait saisir tout à coup l’énormité de ce que représentait en réalité ce nom de sort de pépin, et c’est alors que je me suis retrouvé tout proche des habitants de ce quartier redevenu le quartier de mon enfance que je m’étais impatienté de fuir comme les deux inséparables Danilo et Domino s’étaient impatientés de s’arracher à sa torpeur quiète de quartier où rien ne se passerait jamais.
À seize ans mes yeux s’étaient ouverts sur le monde, ou du moins le pensais-je au Maldoror : tout à coup mes yeux s’étaient ouverts et je voyais le monde, pensais-je, à l’instar d’un Alonso Ferrer ou d’un Léonard Carrel, ces lions d’existence, j’avais fui le quartier des Oiseaux qui me semblait rétrécir et se tasser de plus en plus, à l’écart de la vraie vie que j’avais trouvée au Maldoror ; et de même Danilo et Domino s’étaient-ils arrachés à la torpeur quiète du quartier des Oiseaux que figuraient à leurs yeux, de part et d’autre, la nuisette dans laquelle la mère de Danilo s’attardait tous les matins en attendant Verge d’or, et la robe de chambre de peluche bleue constituant le vêtement matinal de la soupirante mère de Domino – ils me l’avaient dit ce soir-là à la Dolce Vita en me répétant, bravaches, que le quartier des Oiseaux c’était la mort, qu’il fallait partir et que c’était comme si c’était fait, ils auraient dix-huit ans cette année, le garage était leur vraie famille et bientôt ils auraient un bolide à eux qu’ils avaient bricolé pendant des années, mate le monstre m’avaient-ils dit en exhibant, comme d’une petite amie, le portrait de leur Morgan cabriolet qui gisait désormais, tant d’années après, au fond du précipice du Grenadier, quelque part dans le Haut-Pays.
Et que dire alors devant ces objets ? Comment ne pas rester sans voix ?
Je le note au lendemain des grands séismes du Sichuan de mai 2008. Trois jours durant les Chinois ont fait silence de deuil comme, ce soir-là, les habitants du quartier des Oiseaux demeurèrent sans voix. Qu’il y ait deux morts ou cent mille disparus revient au même : sur le moment quelque chose est révélé, qui nous dépasse. Un instant il n’y a plus de temps. Ou plutôt non, c’est le contraire : un instant il n’y a plus que le Temps. Un jour, entre sept et quatorze ans, cela m’a été révélé : que je suis moi et pas un autre. Tout est là, me suis-je dit une fois pour toutes : j’ai entrevu CELA et suis resté sans voix comme ce soir-là de je ne sais plus quelle année aux Oiseaux, quand je n’ai trouvé à faire que ce pauvre geste de tendre la main ou de prendre la main de ceux qui venaient de perdre leur enfant. Un jour je reviendrais, en ces lieux, tenir la main de mon père en son dernier jour, mais ce serait après bien d’autres vies...
Le Bout du monde, Scène-Bar. Vevey, rue d'Italie 24. www.leboutdumonde.ch