"Au châteu d'Argol" - Julien Gracq
Publié le 14 janvier 2011 par ThywanekCe que je me dis souvent, en mon âme optimiste et son fors intérieur toujours un peu bordélique quand même, c’est qu’avec la littérature, vu tout ce qui a été écrit depuis le début que l’être humain sait se montrer attentif à autre chose qu’au salmigondis protéiforme et gluant d’une sous culture qui ne doit ses audiences et ses chiffres d’affaire qu’aux talents dévergondés de cohortes entières de publicistes qui s’échinent moyennant des salaires éhontés à nous faire croire que vendre un livre et un yaourt, une bagnole et un opéra de Wagner, c’est la même chose, virgule (ouf), nul n’est jamais durant tout le court de sa vie à l’abri de découvrir des merveilles.
Ce n’est donc pas la peine de s’évertuer à tout lire entre 15 et 25 ans, surtout si c’est pour ne rien comprendre et au mieux faire plaisir au corps enseignant quelque soit son sexe, gardez-en pour la route… Vous en aurez besoin.
Ainsi donc en viens-je, après cette introduction pénétrante, au sujet qui m’amène.
Je n’avais encore jamais rien lu de Monsieur Julien Gracq : quel bonheur ne me réservais-je pas pour plus tard me dis-je encore en moi-même tout en écrivant ces lignes. Et quelle chance ! Puisque ce Monsieur a écrit plein de livres. Et que pour le moment je n’en ai lu qu’un !
« Au château d’Argol » : si écrire c’est bâtir, se perdre, peindre, faire jouer la musique des éléments, faire vivre des êtres extraordinaires dont nous puissions instinctivement trouver le miroir en nous, alors cette écriture est bien à la fois du ciel et de la terre, et du fond de la chair, et du frémissement le plus subtil et le plus secret. Si écrire c’est, un instant, couvrir un monde d’un regard inédit, qui jamais ne regardât rien, et jamais ne regardera plus quoique ce soit, le temps de soulever quelques vies au dessus de tout et d’en fabriquer ce bijou brûlant qui nous tombe des mains à la dernière page, nous ayant réinventé ce qu’il y de plus précieux dans la solitude, c’est à dire sa nécessité comme la nécessité du monde, alors cette écriture touche à une forme de perfection. Si écrire c’est découper, lame après lame, transparentes et remplies des desseins de l’esprit, les destins des êtres les plus improbables en nous les offrant familiers, familiers aux exigences les plus heureuses de nos imaginaires, alors cette écriture est un prodige.
Et je pèse mes mots.
« Au château d’Argol » Julien Gracq :
Premier paragraphe :
Quoique la campagne fut chaude encore de tout le soleil de l’après-midi, Albert s’engagea sur la longue route qui conduisait à Argol. Il s’abrita à l’ombre déjà grandie des aubépines et se mit en chemin.
Il voulait se donner une heure encore pour savourer l’angoisse du hasard. Il avait acheté un mois plus tôt le manoir d’Argol, ses bois, ses champs, ses dépendances, sans le visiter, sur les recommandations enthousiastes – mystérieuses plutôt – Albert se rappelait cet accent insolite, guttural de la voix qui l’avait décidé – d’un ami très cher, mais, un peu plus qu’il n’est convenable, amateur de Balzac, d’histoires de la chouannerie, et aussi de romans noirs. Et sans plus délibérer, il avait signé ce recours en grâce insensé à la chance.
Dernier paragraphe :
Au milieu même de la longue nuit de décembre, par les escalier déserts, par les salles désertes, aux flambeaux éteints, aux flambeaux renversés, il quitta le château sous l’habit du voyageur. Très vite ses pas le conduisirent (car il se hâtait dans la nuit froide) vers l’allée magique qu’Albert et Heide avait suivie en un jour fatal. Les pans flottants de son manteau l’environnaient comme des ailes noires. Et, derrière lui, et dans son cerveau qu’ils atteignaient dans les régions aiguës où siègent les sens exacerbés, résonnèrent des pas au fond de la nuit glaciale – ses pas ? Ils venaient vers lui du fond de la nuit – et il les reconnut comme s’il les eût attendus de toujours. Mais il ne se retourna pas vers le mystérieux voyageur. Il ne se retourna pas. Il se mit à courir au milieu de l’allée, très vite, et les pas suivirent. Et, perdant le souffle, il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissante défaillance de son âme, il sentit l’éclair glacé d’un couteau couler entre ses épaules comme une poignée de neige.
>>> Allez vous régaler de ce qu’il y a entre ces deux paragraphes. Maintenant, plus tard, mais si possible avant de mourir.