Magazine Journal intime
Premier Amour.
Publié le 19 janvier 2008 par Mélina Loupia
Je ne me rappelle pas avoir été ni coquette, ni mijaurée, ni timide et encore moins petite fille modèle.
D'ailleurs, certains des récits lointains de mes parents ne témoignent pas non plus d'avoir élevé une gentille petite poupée en robe à volants et nœuds de soie dans les cheveux.
Les nœuds, ils étaient faits de mes épis, je suis née blonde comme les blés, autant la plupart des bébés.
Pourtant, je me rappelle qu'à l'annonce de sa visite, aussitôt, je lâchais les petites voitures éparpillées sur le parquet du couloir ou encore les vers de terre agonisants dans la vase sèche au
bord de la rivière.
Je filais tout droit dans les jupes de maman qui sortait immédiatement ma toilette.
Je n'en ai eu qu'une.
Mais elle était pour lui.
Elle était en coton léger, entre le bleu et l'indigo, parsemée de petites fleurs rose fushia.
De fines bretelles élastiques qui sciaient mes épaules osseuses et tannées par ce soleil qu'on pensait alors allié.
Le buste était froncé jusqu'à la taille qui laissait s'ébattre une dizaine de volants.
Dès que je la passais, je la mettais à l'épreuve, comme une sorte de révision.
Un tour complet.
Il fallait que ça s'enroule sur moi-même.
Un petit derviche.
Une petite toupie.
Plus longtemps ça durait, plus agréable allait être la rencontre.
Une de mes premières superstitions.
Un rapide coup de peigne, un gant d'eau froide toléré sur la frimousse, les coudes et genoux grattés et les tongs ajustés.
Ma grand-mère mettait la touche finale du bout de son index enduit d'un baume parfumé qu'elle conservait dans un petit étui de métal.
Je trépignais pendant cette préparation mais je ne pouvais pas y échapper, je devais être la plus belle, la seule qu'il regarderait lorsqu'il descendrait de l'arrière de la voiture.
Un dernier reflet dans le miroir, entouré de mes deux demoiselles d'honneur aux anges et je filais dans un petit courant d'air fleuri.
L'air de rien, lorsque j'arrivais sur le pas de la porte, je venais de dévaler les escaliers de la maison de mamie, ceux du jardin et encore ceux de la maison.
Je savais que j'avais le temps de reprendre mon souffle et laisser à mon petit cœur le soin de regagner sa cage.
Alors, les jambes entortillées sur elles-mêmes, je faisais jouer mes orteils autour du pince-doigts de mes claquettes, négligemment, en attendant le bruit sourd du moteur qui résonnait contre les
murs des bâtisses.
Lorsque le délai s'allongeait, je finissais assise en tailleur, une main sous le menton, l'autre dans mes cheveux à démêler les nœuds.
Alors, sa grand-mère et la mienne venaient s'asseoir sur le banc, à mes pieds.
" Et alors, mais qu'est-ce que tu attends, dans ta belle robe? Tu vas pas à la baignade avec les autres?
-Nan, trop froid, trop chaud, pas envie, pas digéré encore.
-Tu vas salir ta robe à rester assise sur le perron.
-Nan, je l'ai lavé avant.
-Mais tu sens bon, le fiancé va venir?
-Naaaaaan, mais mamie, dis-lui qu'elle arrête de m'embêter!
-Mais elle te chicane, elle le sait qu'il va venir, c'est elle qui me l'a dit."
Et chaque fois, la même conversation, chaque fois au terme de laquelle enfin, je voyais briller la calandre de la petite voiture verte qui abritait mes espoirs.
La place était réservée.
Toujours la même, devant la fontaine, en face de moi exactement.
Un coup d'accélérateur au point mort, puis de klaxon inutile mais qui faisait toujours le même effet, celui de faire se lever la mamie et sortir le papi du jardin.
Alors, endimanchés même en semaine, son père, le fils prodigue, sa mère, la belle-fille encore en rodage et lui, qu'on ne laissait pas descendre tant les embrassades avaient été retenues.
Et moi, tout ce que je voulais, c'est qu'ils disparaissent tous.
Qu'ils me le laissent.
Qu'il ne reste plus sur la place que les platanes, l'église, la fontaine, lui et moi.
Même ma tête, mon cœur et mes yeux pouvaient se vider pour lui laisser la place.
J'apprendrai plus tard que c'est peut-être ça mourir d'aimer.
Pour l'heure, je l'aimais presque à ne plus pouvoir en respirer.
Mon cœur à nouveau s'évadait alors qu'enfin, ses yeux étaient libres de ne voir que les miens.
Ainsi délivré de l'emprise des bisous appuyés de ses aïeux, il se dépliait et courait s'asseoir près de moi.
Pas un mot. Plus un regard.
Juste la présence.
Ni lui ni moi ne voulions exprimer quoi que ce soit de visible de peur de se faire voler notre amour par les autres, y compris l'air et le soleil.
Nous restions là sans compter.
Et puis soudain, l'ombre se faisait sur nous.
Sa grand-mère lui tendait un carton déplié.
La mienne deux goûters au chocolat.
Le signal du départ était donné.
Je disparaissais derrière la porte, arrachais la robe par les bretelles, enfilais mon bermuda et mon débardeur, mes nouilles et j'aurais volontiers mis de la terre dans mes mains.
Je le retrouvais tel que je l'avais laissé et ensemble, nous partions en courant vers la petite colline au sommet de laquelle le village entier nous appartenait.
Nous avions l'accord parental qui nous avait à portée de vue et de voix
Arrivés au sommet, nous déposions le carton sur l'herbe haute et craquante d'août, il m'invitait à m'y asseoir, après quoi il se mettait à l'avant, me priant de le ceinturer. Un léger assaut des
pieds et notre tapis volant magique nous accompagnait au pied de l'Himalaya.
Inlassablement, nous montions et descendions.
Jusqu'à ce que l'engin soit usé, troué.
Entre temps, d'autres nous avaient rejoints, attirés par nos cris et nos rires entremêlés.
Souvent une joute verbale s'installait entre nous, devenus rivaux, préférant cacher notre idylle dans la friche plutôt que de l'avouer aux autres.
"Mamie m'a acheté un Big Jim parce que je sais écrire maintenant.
-Et comment tu écris maison?
-Facile, m-é-s-on.
-N'importe quoi, t'as pas appris le son é, on peut l'écrire de pleins de fois pas pareilles et moi, je les connais toutes et je suis la première, j'ai que des "très bien" et bientôt, j'aurai dix
bons-points et une image et au bout de dix images...
-FABRIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIICE!!!
-Je pars."
Juste le crissement de ses pas détalant dans l'herbe, et bientôt, je ne distinguais plus que sa casquette verte.
Il ne se retournait jamais, même une fois arrivé sur la place, d'où il savait mon regard vissé sur lui.
"Regarde-là, elle pleure, son chéri vient de partir.
-Ta gueule toi, je le déteste et en plus il travaille mal à l'école.
-Vas demander à la mamie de ton chéri de nous donner d'autres cartons, il est pourri celui-là."
Nous jouions jusqu'à la fatigue du soleil.
Nos prénoms résonnaient dans l'air, montaient de la place jusqu'à nos oreilles et nous ne décidions de descendre seulement lorsque tout le monde aurait été appelé.
En file indienne, lentement, à grande enjambées, nous reprenions le chemin.
Après le repas, une partie de cache-cache, de tours du pont à vélo ou à carriole, de petits conciliabules ou tout ce qui pouvait maintenir le lien fabuleux des souvenirs d'enfance.
Mais surtout, il fallait que mon chagrin se noie, je devais oublier, je devais l'oublier.
Six ans, c'est un peu la honte devant les cousines, d'aimer un garçon.
Une bonne quinzaine d'années ont passé, l'herbe à continué de pousser, mes jambes, mes cheveux aussi. Seule la robe n'a pas pris le train des années. Elle a disparu, peut-être a-t-elle servi pour
lustrer les meubles un temps, avant de partir au feu. Je ne l'ai pas revu. Par parents interposés, je lui ai appris mon mariage, mes enfants, ma maison ici, pas très loin de notre Himalaya. Il
m'a dit qu'il n’était pas au mieux avec ses parents, qu'il vivait une grande histoire vraie d'amour avec une femme mûre, que les enfants n'entraient pas dans leur plan de vie.
Puis un matin, alors que je travaillais encore à la ville, et que j'empruntais l'échangeur pour prendre la rocade, mes yeux se sont vissés dans le rétroviseur.
Ils ont retrouvé les siens.
Assis devant, au volant de sa grosse voiture noire.
Je n'avais plus ma robe.
Il n'avait plus le carton.
Je regardais à nouveau devant moi, la vie qui roulait vite, de droite, de gauche.
J'ai passé la première, ai accéléré à fond et suis partie en ville à mon tour sans me retourner.
Il s'appelle Fabrice.
C'était mon premier amour.