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Hubert

Publié le 15 janvier 2011 par Banalalban

C'est pas tant le fait d'être vieux qui m'obsède mais bien le fait de perdre mes moyens...

Où qu'tu es ma Josette main'nant ? En as-tu donc des souvenirs là où tu es ? Moi j'en ai. Sois-en assurée.

Qu'ils s'occupent de Léo qui perd tout, ça oui, dans la chambre d'à côté, ils peuvent bien, ça m'est égal, mais moi... Ils devraient bien comprendre qu'au niveau de la tête tout va bien, que c'est juste ma langue et mon cerveau qui s'interconnectent mal... et qu'mon corps, hein, mon corps, plus fragile et plus bête, y'a pas. Mais qu'ça vient pas vraiment de moi.

Alors les aides-soignantes, ça les dérange pas hein, de me foutre à poil et de me laver comme ça sur le lit, elles ne me disent pas "ça ne vous embête pas hein, Hubert, que nous vous déshabillions" ou bien encore "êtes-vous pudique, monsieur Hubert ?", "désirez-vous que nous tendions un drap pour que les autres ne vous voient pas ?".

Non. Elles ne posent aucune question. Elles font leur travail en parlant entre elles, comme si j'étais une boîte de conserve ou un meuble ou un serre-livre. Ou un bébé. "Mon époux, si tu savais, un vrai coureur de jupon qu'il est", "et elle a menti, c'est sûr", "tu vois la nouvelle, et bin elle fait semblant de faire son travail mais en vérité elle fout rien". Et quand elles parlent de moi, c'est comme si elles parlaient d'un autre : "et merde, il est encore chié sous lui", "moi je ne le lave plus hein, l'a qu'à rester comme ça", ou bien "tu fais le haut, moi je fais le bas, on a fait l'inverse hier", "bah, on ne lui met pas son dentier aujourd'hui : personne ne vient le voir pour vouloir faire de lui du joli et pis pour ce qu'il mâche, ah ah ah".

Elles me passent un gant de toilettes sous les aisselles et le visage, le même qui justement a permis de nettoyer le bas. Dans ma tête, forcément ça hurle, ma Josette : "aimeriez-vous que l'on vous fasse ça ?", "est-ce comme cela que vous aimeriez que l'on traite votre père ?".

Et c'est que parfois elles me font mal aussi. Pour faire vite, elles me font mal. Elles me retournent sur le lit comme un gros sac de riz. Faut dire que ma peau, elle est directe sur les os et les nerfs : il n'y a plus de muscle entre. Il aurait fallu me voir du temps de ma splendeur pour en admirer, chez moi, des muscles. Alors forcément, tout coûte, tout blesse. Mais elles s'en foutent pas mal : qu'elles fassent ça mieux, elles seront payées pareil : une misère. Parfois elles me tapent. Elles prennent leur chaussures, et elles me tapent. Elles passent leurs nerfs. C'est comme si c'était normal. Elles et leurs chaussures : paf, paf, paf. Je les calme, ça les calme. Après elles sont toutes gentilles. Je les comprends un peu faut dire.

Il y a des jours où elles me laissent sur la chaise percée. Cette chaise percée, c'est une chose affreuse. Une chose d'animal. Une chose qui te fait avoir honte d'être humain. La première fois, j'ai hurlé un peu et elles ont dit "ah non monsieur Hubert hein, on va pas ronchonner" et c'est la dernière fois qu'elles m'ont parlé. "Ah non monsieur Hubert hein, on va pas ronchonner", ça ne sonne même pas comme un au'revoir. Ça ne sonne comme rien. Sauf que moi j'ai pas oublié. Faut arrêter avec cette histoire d'oubli. Si arrête de se souvenir, ça veut dire que la couche c'est pour bientôt.

Ah non mais tu te rends compte Josette ? Où qu'est-ce que tu en penses Josette ça hein ? Alors forcément, avec les heures qui filent, moi, sur la chaise percée, et bien je fais, mais personne ne vient.

Et je reste ainsi, aux plus chaudes heures de la journée, au milieu des odeurs et des mouches, sans que personne ne daigne se déplacer car pour elles, le Hubert, il est gâteux. Alors j'essaye de les appeler. Mais quand j'essaye de parler, et bien, ça fait des râles et un peu de bave. Alors j'ai honte, et j'arrête de les appeler et je pleure. Mais mes yeux restent secs. Je pleure de l'intérieur alors c'est inefficace. Peut-être que si elles me voyaient, elles comprendraient.

Il faudrait leur dire. Que nos jolis jours ne sont pas forcément que derrière nous. Que nous en avons aussi quelques uns à encore vivre. Des biens beaux. Que c'est juste notre corps que nous lâche et nous fâche. Qu'en dedans, tout va très bien. Il faudrait le leur dire ma Josette. Que nous ne vivons pas que pour le repas du midi et le coucher de dix-neuf heures, que nous avons plein d'espace entre tout ça. Qu'on pourrait bien un peu nous faire de la lecture. Qu'on la comprendrait peut-être très bien même si on ne donnerait pas l'impression de.

Mais tout ça, ce ne sont que de bonnes paroles.

Je suis sur ma chaise percée comme le chat de la grange _ tu te souviens de la grange ma Josette ? _  qui lui était constamment sur son arbre perché. Et j'attends qu'on vienne me chercher, me bourrer de cachets, pour mieux tout recommencer.

Tu me manques ma Josette. Si j'avais la force, franchement, je te dis pas ce que je ferais. Et puis tu n'aimerais pas que je te le dise. Je suis si fatigué pourtant. J'essaye de développer un escarre dans la jambe pour partir plus vite, mais je ne sais pas, j'ai comme l'impression que leur pommade est quand même bien efficace : il régresse constamment. J'ai bien essayé de passer au dessus des barrières du lit pour mon casser quelque chose, mais depuis peu, elles ont décidé de m'attacher quand les six heures sonnent.

Alors je reste là, sur ma chaise percé ou dans mon lit, sanglé, à contempler ta photo, ta jolie photo. Je me souviens de ce que faisaient mes doigts dans tes jolis cheveux. Je me souviens très bien.Y faut qu'elles arrêtent de croire que je ne me souviens de rien : c'est tout au contraire que je me souviens de tout, c'est juste que tout est à une place différente. La lune fait une lumière sur mon visage et le tien. Dans ces moments-là, malgré les sangles ou la chaise, nous sommes un peu ensemble. Et malgré les autres fous qui hurlent dans les chambres d'à côté _ parce que eux, sont bien vieux _ nous sommes encore pour un temps heureux. Jusqu'à ce que demain, les aides-soignantes me refrappent un peu.


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