[FIC 9] Eyes to kill. (ou l’influence du vent sur les voyages en train).

Publié le 15 janvier 2011 par Routedenuit

Il y avait le train. Pas les trains. Ce train.

Didier se souvenait parfaitement de l’agencement du vieux wagon dans lequel il avait voyagé il y a de ça presque presque quinze ans, entre Paris et Berlin. Les sièges étaient en face à face comme dans les anciens trains de banlieues, et leurs dossiers étaient des plus inconfortables. Didier s’en rappelait à cause du lumbago qu’il avait trainé pendant toute la semaine suivante. Il s’était rendu à Berlin pour un colloque dont il avait oublié le thème parce qu’il n’avait, comme beaucoup d’autres, certainement rien produit de mémorable.

Elle avait fait irruption dans le wagon, la respiration courte et le teint rosé. Elle avait du courir pour ne pas manquer le départ. Didier lui avait lancé un de ces regards faussement compatissant, de ceux que l’on lance quand on fait semblant de s’intéresser à ce nouvel individu avec lequel on va devoir traverser les cinq prochaines heures. Coincé. Dans la même cabine. Deux possibilités. Se replier sur soi-même et tenter tant bien que mal de définir un périmètre de sécurité. Ou mimer la curiosité, esquisser quelques mots d’une banalité affligeante, histoire d’assoir sa maladresse.

Elle était brune, comme les plus noires de ses angoisses. Ses grands yeux bleus se posaient là, comme deux petites oasis au milieu d’un immense désert. Didier avait perdu pieds en quelques instants. Comme ça. Comme une fracture de fatigue. Une qui ne prévient pas. Le sol s’était soudainement dérobé sous ses pieds sans qu’il puisse réagir. Il avait quarante-et-un ans. Elle devait en avoir vingt-deux. Pas plus. Il était assis là, désarmé, sans pouvoir retrouver cette attitude qu’il avait l’habitude d’adopter quand son voisin de droite se faisait un petit peu trop pressant. Rien. Sourire bêtement. Au fond de lui, Didier savait très bien qu’elle pourrait lui faire dire ce qu’elle voulait.

Or elle n’avait pas prononcé un seul mot durant le voyage. Jusqu’à la fin. Deux kilomètres avant Berlin. Il faisait encore jour même si c’était l’hiver, et les lignes électriques des voies voisines tremblaient tellement qu’elles auraient pu se déchirer d’un moment à l’autre. En fixant étrangement les ouvrages qui dépassaient de la serviette de Didier, elle avait lâché quelques mots.

« Vous voyez ce vent, dehors ? L’air, c’est la liberté. Moi, dans ma vie, quand tout est en l’air, je relis Kundera. On ne vit vraiment que quand tout est en l’air. Quand les mots deviennent évident, fort et précis. Je pense que vous comprenez. »

Ensuite elle s’était levée en récupérant l’unique bagage qu’elle avait auparavant rangé au dessus de sa tête, puis elle était partie. Elle devait être folle. Il ne voyait que ça. Comment une jeune femme aussi belle pouvait-elle être aussi mystique ? Didier n’avait pas l’habitude de rencontrer ce genre de profil chez celles qu’il fréquentait. Elles étaient moches et philosophes, c’était un état de fait. C’est d’ailleurs ce qui avait permis à Éliette de le laisser voyager aux quatre coins de l’Europe sans que ça l’angoisse plus que ça.

Le train s’était arrêté. Il avait refermé sa serviette et quitté le wagon. Le quai était bondé et le bruit des passagers qui déchargeaient leurs bagages était insupportable. Didier ne savait pas si c’était l’absurdité, l’incohérence ou l’impromptu de la situation qui l’avait mis dans cet état. Toujours est-il que sur le quai, il était seul, sonné, stupéfait.

Oublier tout de suite.

Didier Hébert avait toujours détesté Descartes.

Douter, c’était bien trop inconsistant.

« Ses yeux brûlent
Imagine deux soleils levant.
Pourquoi moi qui suis minuscule
Dois je subir d’être son amant ?
Qu’elle arrête ou je m’émascule.
Je n’en peux plus tant ses yeux
Brûlent. »