Lectures de l'éléphant

Publié le 17 janvier 2011 par Jlk

À La Désirade, ce 16 janvier 2011. – J’amorce aujourd’hui ces Lectures de l’éléphant, dans lesquelles je vais consigner toutes mes notes de lecture relatives à des essais contemporains importants. Les deux penseurs indépendants que sont à mes yeux René Girard et Philippe Muray conviendront le mieux à cette démarche, auxquels j’ajouterai Dante dont je vais poursuivre la lecture, Walter Benjamin, Peter Sloterdijk, Jean Baudrillard et ces anciens bons maîtres que m’ont été un Léon Chestov ou un Gustave Thibon, notamment.
Pourquoi commencer avec René Girard et Philippe Muray ? Parce que je me sens bien dans leur prose respective. Je les apprécie d’abord comme écrivains, ensuite pour leur pensée. Tous deux sont de remarquables lecteurs du monde, le premier m’apprend beaucoup en matière d’anthropologie, et confirme maintes intuitions personnelles, et de Muray j’aime la vivacité de l’observation directe et l’art de la pointe ou de la flèche, l’insolence et même l’agressivité qu’il pratique sans trop de précautions. La gaieté de René Girard me rappelle Vialatte, et la lutte contre la jobardise propre à Muray n’est pas loin non plus du cher Alexandre, qui dirait qu’en somme tous deux sont comme l’éléphant : irréfutables…

René Girard. De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.
Préface
- Le recueil contient les quatre premiers livres de RG.
- Mensonge romantique est un essai de littérature comparée.
- La violence et le sacré une approche des religions archaïques.
- Des choses cachées une enquête sur les sources du christianisme.
- Le Bouc émissaire une prolongation de cette enquête.
- Le thèmes qui relie ces livres est le rapport liant la violence et le religieux.
- Dans la perspective de l’hypothèse mimétique.
- Mensonge romantique et vérité romanesque achoppe au désir mimétique.
- Il interroge cinq grands romanciers européens très différents les uns des autres mais qui traitent le désir mimétique de façon confluente : Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski et Proust.
- Plus tard, il appliquera la même approche à la tragédie grecque et à Shakespeare.
- Pour expliquer le désir mimétique, RG revient sur la scène emblématique de L’Enfer de Dante, impliquant Paolo et Francesca, les deux amants qui craquent en lisant le récit de Lancelot.
- Leur baiser est interprété comme un acte spontané par le lecteur romantique.
- Alors que Dante devine son caractère mimétique.
- RG pense que le désir mimétique est plus fort que le désir spontané.
- Le désir mimétique, ou triangulaire, ou médiatisé, fait référence à la notion de médiation fixée par Hegel.
- C’est plus qu’un besoin ordinaire : un fait essentiellement humain qui désigne un manque d’être, une insuffisance ontologique.
- Le manque peut-être compensé par une imitation, d’où l’importance du modèle.
- On commence par imiter un modèle, réel ou fictif.
- Pour moi : Bob Morane, Charles de Foucauld, Michel Strogoff, le héros de Vipère au poing, mon frère aîné…
- On imite, on singe, on cite, etc.
- Je l’ai fait énormément : citer…
- Il y a des objets de désir que nous pouvons partager, à commencer par les livres ou les modèles éloignés. On parlera de « médiation externe ».
- Et puis il y a les objets proches, qui suscitent une rivalité.
- Par excellence : la fiancée ou l’épouse qu’il est exclu de partager.
- La rivalité mimétique relève de la médiation interne.
- La rivalité mimétique ne peut être dépassée sans être nommée et exorcisée par la lucidité. L’ai expérimenté à maintes reprises.
- La rivalité mimétique est le plus souvent camouflée, ou déguisée.
- Elle se développe de manière exponentielle dans l’égalitarisme démocratique.
- Tocqueville l’a décrite dans la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.
- La rivalité mimétique est à la base du ressentiment contemporain décrit par Nietzsche et Scheler, et du sentiment d’insuffisance et de non-reconnaissance éprouvé par tant de gens.
- La Violence et le sacré achoppe au mécanisme du bouc émissaire.
- Les experts contemporains limitent l’origine de la violence à l’agression.
- Vue trop courte selon RG.
- La rivalité mimétique explique le phénomène de la violence de manière plus profonde, au niveau social maintenant.
- Question posée : comment les sociétés archaïques se protègent-elles des rivalités mimétiques ?
- Rend hommage aux travaux en anthropologue religieuse d’Eugenio Donato, qui l’ont aidé au départ.
- Il faut partir alors des mythes fondateurs.
- Qui se fondent en général sur une crise initiale violente : agression surnaturelle, perturbation cosmique, épidémie galopante, etc.
- L’origine d’Œdipe Roi est une peste.
- Le mythe doit désigner le coupable et le liquider.
- Tel est le bouc émissaire.
- L’expression vient du rite biblique de Yom Kippour.
- On sacrifie l’animal pour purifier Israël.
- Les boucs émissaires sont divinisés à proportion de leur vertu purificatrice.
- Ce sont soit des anti-héros déclassés, soit des êtres brillantissimes, toujours autres cependant que la moyenne.
- Les infirmes, les fous, les étrangers inquiètent les foules autant que les privilégiés.
- Mais la désignation du bouc émissaire conserve quelque chose de hasardeux.
- Les sacrifices rituels formalisent donc la purification.
- Mais il n’y a pas que les sacrifices : il y a aussi les interdits.
- Les jumeaux, ainsi, sont souvent frappés d’interdit et massacrés.
- Les interdits ne se limitent pas qu’à la peur ou à la haine de la sexualité, mais aussi à la crainte de la rivalité mimétique. (p.19)
Des choses cachées depuis la fondation du monde, ou la révélation destructive du mécanisme victimaire.
- Avec le christianisme, nous passons du savoir non écrit des mythes à celui que documentent les Evangiles.
- Caïphe dans l’Evangile de Jean : «Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple ne périsse pas tout entier ».
- Le crucifixion relaie le lynchage archaïque.
- Le Romain Celse, et les Modernes, voient en la Crucifixion un mythe comme un autre. Ils ont tort selon RG.
- Whutehead partage cette analyse.
- Qu’il ne suffit pas d’écarter avec mépris. Mais qu’il faut dépasser par des preuves.
- Les mythes n’impliquent pas la conscience de l’injustice faite à la victime.
- Tandis que les Evangiles la pointent à tout moment.
- L’originalité de la Bible, et plus encore des Evangiles, est de prendre parti contre la foule, pour la victime innocente.
- Ce que ne font jamais les mythes archaïques.
- Avec Jean Baptise, Jésus, bouc émissaire, devient « agneau de Dieu ».
- La Bible semble plus violent que les mythes, parce qu’elle rend explicite la violence, que les mythes occultent plutôt.
- Note que les quatre Evangiles coïncident sur le récit de la Passion, moment de la crise mimétique, et sur le reniement de saint Pierre, séquence également décisive.
- Cite cette parole des Psaumes à propos de Jésus : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ».
- Le bouc émissaire
- Ce quatrième livre poursuit et accomplit le travail d’élucidation des deux précédents.
- RG le trouve le plus réussi de tous.
- Souligne le fait que les quatre livres ne forment qu’un seul ensemble théorique.
- Assume l’organisation d’un système, qui nous fait parfois contre son tour trop… systématique.
- Admet les défauts de ses livres mais en revendique l’originalité quant à l’approche de l’Essence du religieux ».
- Souligne le fait que l’hypothèse, et la théorie qui en découle, est réunie pour la première fois en un seul volume.
- Qu’on peut dire la Somme de René Girard.
- Cette préface date de 2007.
(À suivre…) 
 Philippe Muray. Essais. Les Belles Lettres, 1764p.
- Préface de 1998.
- Le Bien nous envahit, submerge tout.
- L’Empire du bien date de 1991.
- Le Bien et la Fête règnent en nouveaux maîtres, non sans quelque terrorisme.
- Car le Bien et la Fête sont chatouilleux, susceptibles comme deux victimes potentielles.
- En 1991, le Bien était encore dans les langes.
- À présent le monstre est rodé.
- Exerçant une dictature de l’Altruisme.
- Dans une prison radieuse. Après Limonov et le Soft goulag d’Yves Velan.
- Voici le cœur béant et ballant des cordicocrates.
- Menant leur opération Passé propre.
- L’envie du pénal fait florès.
- Les Marches blanches se multiplient.
- Colombes et lapins blancs foisonnent.
- On exalte la clause de la Personne la plus Vulnérable.
- Et les consensuels dénigrent la consensualité : subtil plus.
- Stigmatise le prétendu devoir d’ingérence humanitaire.
- Dénonce l’épopée du Truisme et du Pléonasme.
- À l’en croire, l’Empire du Bien s’est envenimé.
- En matière sexuelle, le grand combat pour l’indifférenciation bat son plein .
- Le Bien en arrive à escamoter le Mal.
- Le Bien recycle les miettes du Mal.
- Dénonce les pseudo-rebelles. Les gêneurs qui ne gênent rien.
- Le Bien aboutit à une sorte de consentement général abruti.
- Le Bien a tout nivelé, comme le prévoyait Witkacy.
- L’idéologie festive a tout dilué.
- « L’éminente dignité du travail a été remplacée par l’éminente dérision de l’homme festif ».
- Tout devient sujet à Pride.
- Produits de la Fête : la Fête de la Musique, les Love Parades à foison, les festivals de tout et de rien.
- C’est le règne de l’autosatisfaction et du plaidoyer pro domo.
- En 1991 déjà, il se targuait de ne voir aucune issue et s’en félicitait.
- Aujourd’hui les jeux seraient faits selon lui.
- Un catastrophisme que je ne partage pas.
- Il écrit cette préface en 1998 et conclut : « C’est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables ».
- Mais Platon disait la même chose au Ve siècle avant Jésus-Christ…
- L’Empire du Bien.
- I. Les dieux sont tombés sur la tête
- Notre monde apparaît comme un grand parc de loisirs.
- Où règne l’euphorie.
- L’observation évoque illico celle d’un Houellebecq.
- « Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu’on ne se pose plus ».
- Le doute est malséant.
- « L’ironie se fait toute petite ».
- Tout est nivelé et policé.
- Le mot d’ordre est « pas de soucis ».
- On positive à mort.
- Se la joue un peu Céline dans ses formules et le rythme de sa diatribe.
- Pointe le triomphe de lhygiénisme niais.
- Cite la Fable des abeilles de Bernard de Mandeville.
- II. Trémolo Business
- Le réel a été évacué de la nouvelle réalité.
- On est tout sucre tout miel. Toute virulence est effacée.
- Les périodes de fêtes sont étalées, au bénéfice du commerce.
- Saint Augustin écrivait : « Dilige et quod vis fac », « aime et fais ce que tu veux ».
- Qui est devenu : « dis que tu aimes, et fais du business ».
- Très bien vu.
- Bernanos stigmatisait l’étriquement des libertés, à l’apparition des passeports et des empreintes digitales : « Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies ».
- Penser juste devient un devoir surveillé, voire une « science ».
- Rappelle la façon dont le Mal se sert désormais du bien. Saddam accusant les Alliés d’avoir bombardé une usine de lait pour bébés…
- Pointe la fause dévotion des charitables.
- Pointe le Charity Business et ses gesticulations.
- Paul Valéry : « le débat religieux n’est plus entre religieux mais entre ceux qui croient que croire à une valeur quelconque et les autres ». (p.25).
- Les bons sentiments sont devenus tendance, mais ils fluctuent selon les modes.
- Les victimes sont devenues jetables, pas forcément recyclables…
- Pointe les grands débats télévisés pour de Justes Causes.
- Tout ça très bien vu. Trop catastrophiste à mon gout cependant.
- Reprend les thèmes de l’hospice occidental filés par Limonov.
- III. Cherchez l’idole.
- Les grand nettoyage positif est avide de lois.
- Cf. la fièvre pénaliste des States.
- Stigmatiser le Spectacle doit englober selon lui les spectateurs.
- Le consensus équivaut à une forme de servitude.
- Rappelle les autres formes de cette servitude, tel le chauvinisme d’antan.
- Et cite la diatribe, sur le bateau de l’Afrique, où il retourne ses adversaires en poussant la logique nationaliste jusqu’à l’absurde.
- Attend le romancier actuel qui oserait railler le culte des Droits de l’homme.
 (À suivre…)
(Ces notes sont prises dans le carnet dit solennellement de l'éléphant, que ma fille J. m'a ramené de Bali. Un barrissement de reconnaissance salue ce geste filial.)