Je voulais parler du chaos parce que tu m’y as fait penser. Tu es toujours dans ma tête. Même si on ne se voit désormais presque plus. Tu continues de faire vivre une partie de mon imaginaire. Si j’étais un homme et toi une femme, je dirais que tu es ma muse. C’est à travers toi que je parviens à réfléchir la vie avec le plus d’acuité. À travers notre relation.
Je me souviens qu’un jour tu m’as dit qu’il fallait des règles dans la vie. Tu le disais parce que tu te sentais coupable. De me vouloir moi, alors que tu devais être fidèle à quelqu’un d’autre. Moi je n’y ai jamais cru, à cette histoire de fidélité. Pas qu’il faille absolument sauter la clôture. Mais, demander ce genre de garantie pour la vie à son partenaire. Ça ne rime à rien. Pas plus que le sacro saint «Pour le meilleur ou pour le pire.» On ne peut pas faire ce genre de promesses pour la vie. C’est rigide et malhonnête. Nous ne savons jamais à quel moment la vie va nous jeter dans les pattes, quelqu’un à qui, pour une raison ou une autre, nous ne saurons pas résister. Tu étais d’accord avec moi, mais pas pour les mêmes raisons. Pas du tout. Tu l’étais pour des raisons utilitaires. Tu disais que ça n’avait pas de sens de faire l’amour avec une seule et même personne pour le restant des ses jours.
Parce que tu avais envie de moi. Tu tentais de justifier ce désir par des concepts et des idéaux tronqués. Tu instrumentalisais ta soif.
J’étais d’accord avec toi. Mais pas pour les mêmes raisons. Pas du tout. Pour des raisons «philosophiques». Des raisons qui impliquent l’amour total et le chaos. Je ne crois pas à ces règles que l’on érige en absolus : «Tromper, c’est ne pas aimer assez», «Si on aime vraiment quelqu’un on n’est pas tentés d’aller voir ailleurs», «Si t’as envie d’un autre, c’est que tu n’as pas encore trouvé Le Bon» et gna gna gna et gna gna gna.
Je crois que les normes et les règles, ça équivaut à mettre un «plasteur» sur une fracture ouverte. Ça ne guérit rien, ça camouffle simplement. Ce même jour, nous avons parlé de la chèvre de Monsieur Séguin. Cette pauvre bête qui s’est fait manger par le loup parce qu’elle avait tenté un saut vers la liberté. Pour voir à quoi ressemblait le monde de l’autre côté de la clôture.
Tu es comme ces bêtes. Qui préfèrent rester chez le fermier. Mais ton envie est tellement forte, l’appel de l’inconnu si puissant. Que ça te déchire. Tu as peur. C’est pourquoi tu parles de la nécessité des règles. Mais au fond. Les lois, les normes ne changent rien. Elles n’empêchent pas mon meilleur ami de se faire heurter par une voiture. Ni mon oncle de mourir trop jeune d’un cancer. Ni ma cousine de disparaître sans laisser de traces. Ni même l’oncle de ma mère de se faire assassiner. Mais elles nous donnent l’impression qu’elles diminuent les chances que cela arrive. Ça n’est pas le cas.
Je n’aurais pas pu avoir cette liaison avec toi sans être complètement honnête envers mon conjoint. Parce que je n’y voyais rien de mal. Et il n’y avait rien de mal. La possessivité. Le pouvoir. L’absolu. L’intransigeance. Voilà ce qui l’a rendue malsaine. Mais en elle-même elle était belle. Quand tu as eu trop peur, tu m’as quittée. Tu as besoin de règles pour être bien. Et la règle dit que ce qui nous unissait était mal. Alors tu t’es conformé avant qu’il ne soit trop tard. Avant l’inconnu.
J’ai l’intuition que si, recevoir la vie est si rude, pour nous, les humains, c’est simplement que nous ne respirons pas au bon rythme. Nous vivons avec ce besoin terrible de trouver du sens, fixe, figé. Alors que le sens lui-même réside dans l’absence de sens. Nous serions prêts à tout, pour avoir ne serait-ce qu’une certitude, alors que la seule chose certaine est justement qu’il n’y en a pas. La vie bouge, le sens change, il n’est jamais le même, il est mouvant et c’est bien ainsi.
Pas de certitudes, que du chaos, qu’il faut accepter les bras grands ouverts. C’est l’amour total dont je parlais.
Le pouvoir vient de la peur du chaos. Le langage aussi, c’est pourquoi on l’a si souvent associé à l’autorité. J’aime la poésie et la littérature parce que souvent, ce sont les mots, sans le pouvoir. L’humain voudrait tout tenir dans ses mains. Tout s’approprier par des mots. Tout façonner, pour ne pas avoir de surprises, jamais. Mais la surprise viendra toujours. Parce qu’on ne peut pas contrôler ce qui entraîne la mort. Le pouvoir, le contrôle. Ils fixent, rigidifient, étouffent. Ce n’est pas bien. Nous devrions essayer de participer au mouvement. Pas l’empêcher.
Quand je parle d’un monde sans le pouvoir, on me dit que je parle d’une chose impossible. Tant pis. J’ai besoin d’y croire. C’est mon utopie. Je suis comme la chèvre de Monsieur Séguin moi aussi. Mais pas pour les mêmes raisons. Pas du tout. J’ai besoin d’envisager le monde en dehors des limites. Le loup peut venir me manger dans l’enclos de toute façon. Alors je préfère mille fois m’abandonner au chaos plutôt que de vivre dans la peur.