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L’instinct de désertion (ou comment saborder le navire de sorte qu’il flotte encore).

Publié le 19 janvier 2011 par Routedenuit

L’instinct de désertion (ou comment saborder le navire de sorte qu’il flotte encore).

Partir. Ce mot raisonnait différemment dans la tête de Didier depuis qu’il voyageait. Ce matin, au petit-déjeuner, ce mot raisonnait d’autant plus différemment qu’Éliette était toujours au lit, que le vent ne s’était pas calmé, et qu’il n’avait pas dormi depuis le cauchemar. Le premier café qui était passé n’avait rien de noir. On voyait le fond de la tasse en transparence.

Pendant un centième de seconde, Didier aurait voulu être ailleurs. Dans un autre corps. Dans une autre vie. Ou être là, sur le tabouret du bar de la cuisine, sans qu’Éliette puisse le voir, sans qu’il n’aient jamais partagé quoique ce soit. Il regardait autour de lui en essayant de se rappeler de l’histoire qui l’attachait à chacun des éléments du mobilier. Les photos, la vaisselle, la vielle table à manger, la tour de disques.

Et rien. Le vide.

Dans son estomac, un sentiment étrange de culpabilité commençait à s’associer à une forme de panique. La panique de ne plus reconnaître cet environnement qu’ils étaient censés avoir construit à deux. Mais surtout la culpabilité de ne plus aimer une femme pour laquelle la moitié des hommes se seraient damnés même encore aujourd’hui. Il fallut alors quelques minutes à Didier pour dissiper l’éclair gelé qui l’avait transpercé de part en part. L’univers entier s’était figé et s’effritait au rythme des battements d’un coeur qui ne semblait plus être le sien, mais qui tout de même pesait fortement sur ses tempes. Allait-il falloir tricher ? Ou établir des stratagèmes pour maintenir au niveau l’épave de ce que serait leur couple désormais ? Allait-il falloir continuer de jouer le rôle de ce Didier Hébert, transpirant de confiance et de certitudes, haranguant des amphithéâtres de zombies gratte-papiers efficacement disciplinés ? Allait-il falloir renoncer à une stabilité certes étouffante mais très pratique ?

Allait-il falloir être un autre ? Didier n’avait pas l’habitude de répondre aux questions. En principe, les seules qu’il posait étaient celles dont il avait justement déjà les réponses. Or ce matin, au petit-déjeuner, il ne lui restait qu’une seule certitude. Celle qu’il ne tiendrait pas longtemps.

Néanmoins, il ne pouvait pas se permettre de s’en aller comme ça. Ne serait-ce que pour Éliette, qui n’avait rien demandé à personne et qui ne méritait pas d’être abandonnée du jour au lendemain après un mariage de trente ans. Ne serait-ce que pour elle qui ne pourrait jamais assumer seule les conséquences du déclin de cet empire sans âge qu’était jusqu’alors celui du couple Hébert, autour duquel s’étaient rassemblées une foule d’amis, de connaissances et de relations qui se poseraient nécessairement des questions. Didier ne savait pas si il avait plus peur des jugements qu’allaient porter leurs amis, que de devoir affronter Éliette qui, en bonne photographe, réclamerait qu’il la regarde dans les yeux au moment de fermer la porte.

Partir. Ce mot raisonnait différemment dans la tête de Didier. Surtout depuis qu’il savait qu’il ne reviendrait pas.

« Turn the light out, say goodnight
No thinking for a little while
Let’s not try to figure out everything at once
It’s hard to keep track of you falling through the sky
We’re half-awake in a fake empire
We’re half-awake in a fake empire. »

Crédits photo : Denis Hirst



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