gr Masson, s'il était encore des nôtres en ce monde, se serait probablement amusé de l'émoi qui s'empare de certains groupes traditionalistes à l'annonce, par le Pape Benoît XVI, de son voyage à Assise en octobre prochain. Voici en quels termes cette annonce a été faire par le Saint-Père lui-même :
"Chers frères et sœurs, dans le Message pour cette Journée de la Paix, j'ai eu l'occasion de souligner comment les grandes religions peuvent constituer un important facteur d'unité et de paix pour la famille humaine, et ai rappelé, à cette intention, qu'en cette
année 2011 on fêtera le 25e anniversaire de la Journée Mondiale de Prière pour la Paix que le Vénérable Jean-Paul II convoqua à Assise en 1986. C'est pourquoi, en octobre prochain, je me rendrai
en pèlerin dans la ville de saint François, en invitant à s'unir à ce chemin les frères chrétiens des différentes confessions, les représentants des
traditions religieuses du monde et, idéalement, tous les hommes de bonne volonté, pour rendre mémoire à ce geste historique voulu par mon Prédécesseur et renouveler solennellement l'engagement
des croyants de chaque religion à vivre sa propre foi religieuse comme un service pour la cause de la paix. Celui qui est en chemin vers Dieu ne peut pas ne pas transmettre la
paix, celui qui construit la paix ne peut pas ne pas s'approcher de Dieu. Je vous invite à m'accompagner jusqu'à ce moment par votre prière à cette initiative.
"Dans ce contexte, je désire saluer et encourager tous ceux qui, hier soir et pendant la journée d'aujourd'hui, dans toute l'Église prient pour la paix et pour la
liberté religieuse (...) [Angelus, 1er janvier 2011].
Grand émoi, donc, car s'il est une chose que détestèrent particulièrement les traditionalistes chez Jean-Paul II - entre autres choses, avec la défense des droits de l'homme, de la liberté religieuse, etc. - ce fut bien cette rencontre d'Assise. Feu l'abbé de Nantes († 15 février 2010), quoi qu'il répugnât, par son sens très sûr de soi-même, à intégrer le camp traditionaliste, en avait néanmoins synthétisé sur ce point la pensée à peu près commune, plus ou moins explicitée, plus ou moins consentie, en écrivant, à propos du discours explicatif de Jean-Paul II aux cardinaux, le 22 décembre 1986, relatif à cette réunion inter-confessionnelle :
"Ce discours n'est (...) point d'un catholique répétant d'anciennes vérités, ni d'un hérétique répétant d'anciennes erreurs, mais d'un hérésiarque, c'est-à-dire d'un créateur d'erreurs, d'un fondateur de secte nouvelle à la doctrine perfide, et pour tout dire antichrist" (CRC n° 230 de février 1987).
Le blogue du Petit Placide s'est agacé de cet émoi. Non sans raisons. Il n'est pas si loin le temps où ces mêmes traditionalistes inventaient le mot de "papolâtres" pour se moquer de ceux qui n'avaient que le nom de Jean-Paul II à la bouche, en faisaient prétendument une "vedette" et couraient partout où il allait pour y agiter des foulards. La réserve goguenarde des traditionalistes se posait alors en posture rationnelle de qui sait en toutes choses raison garder et faire la part du feu.
r voici que vint le Pape Benoît XVI et tout changea. Tout changea, du moins, pour un certain nombre de traditionalistes, dont certains n'hésitèrent pas à voir enfin, chez le nouveau Pontife, la conversion papale tant attendue. Tout changea au moins en ceci que pour ceux-là la papolâtrie, ridicule hier, devenait soudain comme une expression naturelle, authentique, filiale, pour ne pas dire nécessaire, des vrais serviteurs de l'Eglise - ces vrais serviteurs qu'ils demeuraient, aujourd'hui dans la "fidélité", comme ils l'étaient hier, dans l'opposition. Il n'est désormais pas de lieu où le Pape aille où l'on ne se sente en devoir d'aller, pas d'endroit où l'on ne se sente en devoir de parler de lui, d'évoquer ses qualités, d'accrocher sa photo, de vendre ses ouvrages, sans paraître parfois réfléchir à leur contenu. Tout cela, au fond, pour un seul fait : la place que le Pape a reconnue à l'ancienne forme liturgique dans l'Eglise.
A y regarder pourtant de près, la "papolâtrie" d'hier, celle qui était fustigée, la papolâtrie en la forme ordinaire, si l'on peut dire, était moins ridicule que celle des nouveaux fans. Au moins avait-elle pour elle d'être sincère et loyale, qui n'entretenait généralement pas trop d'ambiguïtés sur son adhésion complète au magistère, y compris celui issu du deuxième Concile du Vatican. La papolâtrie en la forme extraordinaire, elle, a fait mine d'ignorer la perpétuation du discours du Pape Jean-Paul II par le Pape Benoît XVI, pourtant d'une évidence solaire, sur des chapitres majeurs, tels que la réception nécessaire du dernier Concile, la liberté religieuse, les droits de l'homme, le dialogue oecuménique. Au fond, a été poursuivie la même adhésion sélective qu'avec le Pontife précédent, mais inversée. Là où la première était sélective par réserves explicites, la seconde l'est devenue par prétérition. Elle fait mine d'ignorer les sujets qui fâchent, en couvrant les contradictions pourtant criantes qui en résultent par les bruyantes extases d'un volontarisme liturgique comblé.
A jouer ce jeu-là, on en avait oublié, jusqu'à l'indignation d'aujourd'hui, que le même Pape Benoît XVI n'était pas traditionaliste et qu'il avait déjà célébré dans la rencontre d'Assise de 1986, tellement honnie, un "message vibrant en faveur de la paix" et "un événement destiné à laisser un signe dans l’histoire de notre temps". C'était en septembre 2006, et le Saint-Père soulignait alors "la valeur de l’intuition qu’a eue Jean-Paul II (dont) l’actualité (apparaissait) à la lumière des événements qui ont eu lieu ces vingt dernières années, et de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité". Et le Pape ajoutait alors, en termes très forts :
"L’initiative promue il y a déjà vingt ans par Jean-Paul II prend le caractère d’une prophétie d’actualité. Son invitation aux leaders des religions du monde, pour un témoignage commun de paix, a permis de mettre en lumière, sans équivoque possible, que la religion ne peut être que porteuse de paix. Comme le concile Vatican II l’a enseigné dans la déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l'image de Dieu » (n. 5). Malgré les différences qui caractérisent les divers chemins religieux, la reconnaissance de l’existence de Dieu, à qui les hommes peuvent parvenir seulement à partir de l’expérience de la création, ne peut pas ne pas disposer les croyants à considérer les autres êtres humains comme des frères. Il n’est donc permis à personne de prendre argument de la différence religieuse comme présupposé ou prétexte à une attitude belliqueuse à l’égard d’autres êtres humains."
'annonce de son intention de célébrer l'événement de 1986 passe dès lors, en l'état de cette ignorance du passé, comme une nouveauté, comme un hiatus incompréhensible et périlleux dont certains se sentent dès lors un devoir de mettre en garde le Pape lui-même : "Sainteté, fuyez l'esprit d'Assise", afin de ne pas "raviver les confusions syncrétistes". Après tout, rappelle-t-on, le cardinal Ratzinger n'avait-il pas lui-même, en son temps, averti le Pape Jean-Paul II des dangers de confusion provoqués par cette réunion d'Assise ? C'est juste, semble-t-il, mais, depuis lors, est intervenue la lettre aux cardinaux du 22 décembre 1986 évoquée plus haut, puis la Déclaration Dominus Iesus du 6 août 2000, qui ne laissent aucun doute sur la portée et les limites de l'événement. Or c'est en l'état notamment de la lettre de 1986 - à laquelle il n'est probablement pas étranger - que le même Joseph Ratzinger, cette fois devenu Pape, a repris explicitement en septembre 2006, dans le discours évoqué plus haut, cette formule contestée de "l'esprit d'Assise". Mettant en perspective le Concile Vatican II, la pensée de Jean-Paul II et la sienne propre, il apportait alors ces précisions :
"Pour qu’il n’y ait pas d’équivoque sur ce que Jean-Paul II, en 1986, voulut réaliser et que, selon une de ses propres expressions, on appelle l’esprit d’Assise, il est important de ne pas oublier l’attention qui fut mise alors pour que la rencontre interreligieuse de prière ne soit pas prétexte à des interprétations syncrétiques, fondées sur une conception relativiste. C’est pourquoi, dès le début, Jean-Paul II a déclaré : « Le fait que nous soyons venus ici n’implique aucune intention de rechercher un consensus religieux entre nous, ni de négocier nos convictions de foi. Il ne signifie pas non plus que les religions peuvent se réconcilier sur le plan d’un engagement commun dans un projet terrestre qui les dépasserait toutes. Et il n’est pas davantage une concession au relativisme des croyances religieuses… » (Enseignements, cit., p. 1252). Je désire confirmer ce principe, qui constitue le présupposé de ce dialogue entre religions tel que, il y a déjà quarante ans, le Concile Vatican II souhaitait dans la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes."
L'émotion manifestée par certains groupes à l'annonce du voyage du Saint-Père à Assise est éclairante à plusieurs égards.
En premier lieu, elle manifeste - une fois de plus - leur volontarisme idéaliste, qui les porte, au lieu de chercher la vérité des choses, à envahir la réalité de leurs fantasmes, quitte à se mentir à eux-mêmes sur ce qu'elle est, à masquer ce qui les dérange et à s'illusionner, au fond, sur la consistance réelle de leurs fidélités, dont ils font si grand bruit contre les autres.
En second lieu, elle instruit chacun sur l'attitude prudente à laquelle il faut toujours se contraindre. "Prudence chrétienne" ne veut pas dire auto-aveuglement, ni dans l'acceptation, ni dans le refus de ce qu'on peine objectivement à saisir. Devant la complexité des choses, elle signifie qu'il faut se résoudre à être interrogé par elles, à leur ouvrir notre intelligence, à admettre que l'on puisse ne pas tout comprendre, à accepter surtout d'être éclairé par d'autres, en particulier, en l'occurrence, par l'Eglise elle-même, maîtresse de vie et de vérité, qui a grâce d'état pour cela, dans une recherche de bonne foi, loyale, et un authentique souci catholique de discernement.
Le Pape Benoît XVI insiste, sur tous les tons, sur la nécessité du rapport de l'intelligence à la foi. La fidélité de chacun à l'Eglise ne consiste pas à moutonner benoîtement, si l'on peut dire, à proportion des approbations, appuis ou encouragements pontificaux que nos propres convictions ont pu recevoir, en quelque domaine que ce soit, en particulier liturgique, comme si le triomphe de notre subjectivisme en était la mesure. Elle consiste, comme toute obéissance humaine vertueuse, à entrer dans l'intention du Souverain Pontife, par un effort d'intelligence et de foi, pour que cette intention devienne nôtre et serve de guide intériorisé à notre fidélité. Il en est ainsi d'Assise comme de tout, comme de tout ce que certains groupes traditionalistes font encore mine d'ignorer, du deuxième Concile du Vatican jusqu'à nos jours.