Magazine Nouvelles

Dominique Buisset | À rebours

Publié le 19 janvier 2011 par Angèle Paoli
Dominique Buisset,
Quadratures,
Éditions NOUS, Collection Disparate,
novembre 2010.
Postface de Jacques Roubaud.

À REBOURS

  Entrer dans la géométrie complexe de Quadratures de Dominique Buisset, c’est renouer avec un paysage poétique oublié, savamment attaché à la maîtrise de la forme. C’est le paysage médiéval du siècle de Christine de Pisan (vers 1364-vers 1431) ou des poètes Eustache Deschamps (vers 1344-1404) et Alain Chartier (vers 1385-1433), pour « la limite temporelle inférieure ». Et, pour la limite temporelle supérieure, « l’arrière-pays » énigmatique de Maurice Scève (vers 1500) et celui, musical, de Verlaine. Dominique Buisset emprunte aux épigrammes du poète lyonnais leur esprit satirique ainsi que les règles de la construction carrée ; à Paul Verlaine son goût affirmé de l’impair. Telles sont, selon Jacques Roubaud, auteur de la postface de Quadratures, les principales figures tutélaires présentes dans les soubassements de l’œuvre de Dominique Buisset. Une œuvre à contre-courant, originale et étonnante, qui surprend par la précision de son architecture, par son parti pris de construction à l’exact opposé des préoccupations déstructurantes et éclatées de la poésie contemporaine. Et qui s’affirme, par son engagement manifeste et tenace en faveur de l’ordre, contre le chaos :

« Si peu que rien que je sache,
la parole a besoin d’ordre,
et, la tête sous la hache,
je ne saurais en démordre.
Qui voudra bien s’amourache
du chaos ! Moi, pour retordre
les mots sans ordre, macache !
 »

  Entrer dans cette géométrie complexe inhabituelle est un exercice acrobatique jubilatoire. Poésie de l’espace enclos à l’intérieur de dimensions arithmétiques, les petites pièces versifiées de Dominique Buisset composent une partition mosaïque agencée avec art. À l’intérieur de la mosaïque d’ensemble — Quadratures — s’imbriquent six quadratures mineures. Quadrature / Petite quadrature, avec divertissements / Six cents syllabes à circonscrire une ballade pour rire / Quinte mineure / Parascève, introduisent motifs et variations. Motifs musicaux avec « ballade », « divertissements » et « quinte mineure » ; et motifs propres à l’épigramme : « une ballade pour rire ». Avec « Parascève », Dominique Buisset livre sa carte maîtresse : Maurice Scève. Les poèmes carrés de Quadratures sont un écho ordonnancé aux poèmes carrés épigrammatiques qui composent la Délie de Scève.

  Ainsi les tesselles assemblées par Dominique Buisset répondent-elles aux mêmes principes de composition que celles des poètes dont il est fervent admirateur et adepte. Au septain correspond l’heptasyllabe, au huitain l’octosyllabe, au neuvain l’ennéasyllabe, au dizain le décasyllabe et au onzain l’hendécasyllabe. Chaque pièce a sa tonalité propre, son propos, son dessein et son esprit. Ainsi du huitain initial, qui annonce sur le mode injonctif le projet du poète et son souhait ardent :

« Il est temps de reprendre le chant :
d’un milieu du monde qu’il s’enfle
une parole inverse...
 ».

  De tout autre facture est le septain suivant, qui semble emprunter à la fois à l’héraldique — « sept en gueule » — et à la fantaisie médiévale. Le poète se défend dans ces vers de ce qu’il compte ne pas faire :

« Ni les nains de nos aïeules,
ni sages de bibles vieilles,
la langue ici ne veut tendre
 »...

  Dans le dizain 14, de tonalité grave, le poète énonce, par juxtaposition des contraires, l’absurdité de la condition de l’homme, source de son malheur :

« Tout va de l'avant et puis à l’envers
toujours et partout c’est notre non-lieu
et jour après jour aucune raison
d’être là, aucune maison
 »...

  Forme enclose sur elle-même, chaque pièce poétique en complète une autre par un jeu subtil de combinaisons, d’assemblages et d’images inversées en miroir. À la neige « qui fond dans les mains » répond « le sable, éternel incomptable / de toute usure des possibles ». Au « sable incomptable », à « l’impassable » et à « l’immarchable » répond le poème. Car le poème « est un rêve du nombre », un rêve qui « nomme et compte et divise le réel / pour éviter qu'il soit un chaos sombre »...

  Et si le poète affirme ailleurs que le « vers est le mètre de rien », il semble cependant que dans Quadratures le mètre soit maître de tout. Car chaque poème est mathématiquement régi par le choix du mètre.

  Dans la première Quadrature, qui compte vingt-et-un poèmes, la chaîne de composition culmine avec l'hendécasyllabe, placé en 11, en son centre. De part et d'autre de l'hendécasyllabe, la répartition par paliers ascendants-descendants —&nbhsp;huitains/septains/neuvains/dizains — se présente sous la forme d'un palindrome : 8/7/8/7/8//9/8/10/9/10//11/10/9/10/8/9//8/7/8/7/8. On retrouve ce type de lecture à la rime de certains poèmes. C'est le cas du troisième poème du second recueil, un neuvain, qui offre ce type de balancement : abbc(c)cbba. Cependant, Dominique Buisset possède à la perfection l’art des combinatoires et chaque pièce réserve sa part de surprise dans ses jeux de construction et d’entrelacements. Ainsi, l’hendécasyllabe, construit sur un chiasme entre le premier et le dernier vers — « Universelle maison de l'équivoque // dans l'équivoque biais de l'universel » —, énonce-t-il les leurres qui tiennent l'homme à merci. Mais n'est-ce pas un leurre que de chercher à contenir ainsi les mots ? Le poète sait cela aussi, qui écrit dans le dizain 10 :

« Marche à ton pas la poésie précède :
elle va toujours devant soi jetée,
comme une ombre, sous le soleil d'été,
jamais ne s'atteint ni ne se possède
 ».

  La seconde partie de l’ouvrage, Petite quadrature avec divertissements, introduit quelques variantes et écarts. Aux huit carrés de mesure variable (de 7 à 9) viennent s’ajouter deux « divertissements » avec titre. Intitulé Matineuse, le premier divertissement est un douzain (réparti en trois quatrains) octosyllabique « précieux » et léger qui peint avec fantaisie l’apparition vaporeuse et « mensongeuse » de l’aube. La Belle Matineuse, troussant haut ses voiles, fait ici « la catin ». Le second « divertissement », Ballade andalouse, est une pièce à chanter et à danser. Composée de trois huitains et d’un tercet octosyllabiques, cette pièce est introduite par un refrain : « Grenade, Jaen et Cordoue ». Rythmée par des répétitions anaphoriques (« il peut », « il a perdu »), des rimes intérieures et des rejets audacieux, la chanson pleure les erreurs du poète, amours perdus ou mal assortis, cœurs brisés et corde tressée de mots où se pendre.

  La troisième section de l'ouvrage, Magnificat anima mea nihilum, se compose de sept carrés, agencés sur le même principe que précédemment. Mais selon un mode inverse. Deux huitains encadrent quatre neuvains. Inclus entre les neuvains, le septain occupe le centre. La chaîne palindromique se déroule selon le schéma ondulant 8/9/9/7/9/9/8. Dans cet ensemble de pièces chantournées et faunesques, le poète glorifie de manière grinçante l'inanité de son âme. Magnificat anima mea nihilum. Le néant à quoi tout mène, mène tout. Quel sens donner à cette mauvaise plaisanterie ? La question ne se pose pas. « À rien ni principe ni fin ». La matière est soumise à des lois hypocrites et les mots sont impuissants à dire la mort qui hante toute chose.

  Intitulée Six cents syllabes à circonscrire une ballade pour rire, la quatrième section — qui introduit la figure du cercle — compte six dizains décasyllabiques. Soit six cents syllabes. Au centre, incluse entre les dizains, une ballade. Composée comme la précédente de trois huitains octosyllabiques et d’un tercet de même valeur, cette Ballade pour rire est en réalité une « passacaille » grimaçante mi-macabre mi-moqueuse sur les morts. Tournés en dérision par le poète, « les morts sont de bien tristes sires » / les morts sont de bien tristes cires ». Saltimbanque des mots, le poète s’insurge contre les « vifs » dont le souci est de « s’inquiéter de la cire / perdue au fond de leurs yeux creux. » Quant à lui, son loisir et son plaisir résident dans le « lire et dire / leur cire morte ».

  Quinte mineure, la cinquième section ne compte que cinq poèmes. Deux septains encadrent un huitain et deux dizains. Dans ces pièces comme dans nombre d'autres poèmes de ce recueil, le poète ironise sur les vivants et les morts. « Désastre chétif errant », le poète construit sa vision du monde sur une cosmologie nihiliste proche de celle du De rerum natura de Lucrèce. Ainsi, dans le dernier septain, s’adresse-t-il aux astres :

« Beaux astres indifférents
À mes amours à mes morts
Vous brillerez sans remords
Sur ma poussière à tous vents
Désastre chétif errant
Moi je broie en vous suivant
Le noir qui vous donne corps
 ».

  La sixième et dernière section, Parascève (Rimes empruntées — librement — à Maurice Scève, & quelques hommages par défaut), comporte seize poèmes. Dans cette section composée autour du poète lyonnais, dominent le dizain et le décasyllabe, majoritairement représentés dans la Délie. Sont cependant présents, deux huitains et quatre neuvains. Le septain est le grand absent de cette chaîne irrégulière, construite sur le schéma 9/10/8/10/10/10/10/10/10/8/10/9/10/9/10/9.
  Hommage à Francis Ponge (par défaut ?), le « Proême » placé en ouverture se compose de deux strophes : dans le neuvain, le poète évoque le « défaut » du vivre et du mourir :

« Hors la mise en demeure de vivre
Sur le vif, s'inventer une essence
De personne, rien ne nous délivre
Sinon mourir, qu'à ce prix
 »...

  Dans le huitain, comparés à des lapereaux apeurés, les hommes se hâtent d’oublier la lame. Le poète, quant à lui, filant la métaphore, non sans ironie, définit ainsi son travail :

« Un poème est comme un couteau
Et sa lecture écorche l’âme :
D’elle et du lapin, le plus beau,
Mis à sécher sur deux bâtons,
C’est l’envers sanglant de la peau.
 »

  Suit le premier poème, intitulé Parascève. Dans ce neuvain le poète s’interroge sur lui-même, sur ce qui fait sa spécificité, ce qui lui donne son caractère unique. Dans le même temps, il se perd de vue et son image se brouille, comme se brouillent les idées qu’il se forge au cours de sa vie. L'instabilité des sentiments et du monde est au cœur de sa souffrance. Le motif de l’onde, propre à l'esprit baroque, vient confirmer ce sentiment de mouvance et d'incertitude. Ce poème est assurément l’un des plus beaux et des plus émouvants de Quadratures. Si l'esprit de Maurice Scève se diffuse dans les poèmes carrés décasyllabiques de cette section — on retrouve notamment dans certains vers l'expression des devises présentes dans les emblèmes de Délie —, la grande absente, chez Dominique Buisset, est l'inspiratrice. Ici nulle Délie à qui confier son deuil, nulle femme aimée pour qui construire son œuvre. Les femmes dans Quadratures sont trompeuses déesses. Le bonheur promis et attendu se dessèche, qui se repaît de mélancolie. L’écriture est travail d’orfèvre qui ne concerne que le poète. Et le vide est ce sur quoi il coule ses vers et cisèle ses émaux.

« Le ciseau seul peut sous sa lame
Hasarder l'éclosion des mots
Forme et sens au vide l'arriment
Les éclats vont au four à chaux
Que les parois qui murent l'âme
Se fassent les cloisons d'émaux
Dans l’argenture de la rime
Une nielle se coule à chaud
 ».

  Si la Délie — « Objet de plus haute vertu » — n’existe pas dans Quadratures, reste que le poète en a saisi l’Idée. Jusque dans sa quête de la perfection qui prend le lecteur dans un vertige sidéral !
  Quant à Dominique Buisset, l’habile rhétoriqueur, à quoi bon chercher à « savoir s’il habite à Paris ou en Corse ? S’il n'a pas la télévision mais d’autres livres, bon nombre en latin et en grec ? » Ce sont là affaires de basse cuisine. « Tout l’essentiel » de l’homme et du poète n’est-il pas « là, dedans, parmi les feuilles », comme nous le confie l’auteur sur la quatrième de couverture ? Et la seule véritable présence qui relie l’auteur et son lecteur n’est-elle pas le texte ? Tout est donc contenu dans ce recueil qui dit la condition de l’homme Buisset soumis aux leurres de la vie, confronté à sa finitude et à son néant. Qui dit aussi sa passion de poète pour une poésie éminemment contrôlée, construite à partir d’une érudition qui le nourrit de son nectar. Les poèmes de Quadratures sont autant de gemmes ciselées à l’or fin. À la cisaille et à la lime, dit précisément Dominique Buisset. Mais ce sont aussi noircissures griffonnées avec rage. Et la page-miroir renvoie au poète confronté à « sa vieille narcissure », le visage tavelé d’un silène. Son « saugrenu jumeau ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Dominique Buisset, Quadratures 2


■ Dominique Buisset
sur Terres de femmes

Quadrature (extrait de Quadratures)

■ Voir aussi ▼

→ (sur Rue des Livres) une fiche auteur sur Dominique Buisset
→ (sur le site du cipM) une autre fiche auteur sur Dominique Buisset



Retour au répertoire de janvier 2011
Retour à l' index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog