«Vous n’avez pas répondu à mes deux fax et votre silence me surprend un peu, mais j’ai toujours admis que nos relations pouvaient ne pas être faciles…» (Christian Bourgois à P.G., 19 juin 1995).
On a déjà suffisamment, ici et ailleurs, écrit sur Christian Bourgois l’homme, Bourgois l’obstiné ou le mondain, pour que cela donne envie de savoir comment cela se passait dans la boutique. L’aperçu que j’en donnerai sera par le très petit bout de la lorgnette : à côté de Walter Benjamin, une bio de Nicholas Ray, tous ces livres de Vian, Burroughs ou Ginsberg, ceux qu’on a faits ensemble paraîtront de la petite bière. Je ne prétends pas non plus être un intime, ni même un ami, en tout cas pas très souple (voir ci-dessus), mais j’ai travaillé pour lui dans des circonstances et capacités diverses, et si sur plus de vingt ans nous avons eu des différends, le mode de fonctionnement, pour être intermittent, est néanmoins resté le même jusqu’à la fin : la simplicité même. Au-delà de ses goûts personnels, Bourgois savait faire confiance. Il était toujours partant, même si parfois l’enthousiasme initial se perdait dans le tourbillon d’une vie surmenée, de ses ennuis réels (les années Rushdie) et d’activités extralittéraires pas toujours perçues comme essentielles à son vrai métier. C’était important pour des gens comme nous, les directeurs de collection SDF qui n’insistent pas pour marquer de leur nom les auteurs comme du bétail, de pouvoir toujours compter sur une lecture attentive. «Je contacte l’éditeur demain» était toujours la réponse. «Merci de votre lettre du 2 avril [1990]. Tout d’abord, en chapeau, si je peux dire, laissez-moi vous dire que lorsque j’arrive le matin à 8 h 30, j’aimerais bien écrire à mes amis, Philippe Garnier à Los Angeles, René Vienet à Taipei, Francis Deron à Pékin, ou à X, Y, Z à Londres, New York, Milan ou Berlin qui me donnent des conseils amicaux et m’ont permis de faire Bourgois et 10/18.» Pour dire qu’il n’y avait pas que le plaisir dans la vie. Mais il finissait toujours par répondre.
Nous avons commencé à travailler ensemble, informellement, à la fin de l’été 1984. J’avais publié un article dans Libération sur John Fante, signalant la réédition de ses livres oubliés chez Black Sparrow. Sur la foi de ce papier, Bourgois m’annonçait qu’il en avait acheté quatre ! Et désirais-je en traduire un, ou plusieurs ? Demande à la poussière me suffirait, merci. Ce coup-ci fut le bon, il n’y en eut jamais de meilleur, mais j’étais aussi interloqué qu’inquiet. A tort : trois ans plus tard, il y avait des piles de Fante dans les kiosques d’aéroports.
La collaboration dura ainsi, j’étais poisson pilote non sollicité ni rémunéré, ravaudeur de traductions foireuses dans les années Presses de la Cité-10/18, tout comme après. Début 1991, je lui signalai un drôle de livre sur le pétrole, par un inconnu nommé Rick Bass. A peine avais-je eu le temps d’écrire sur lui dans un de mes livres que Bourgois récidivait, écrivant de son côté : «Je viens de recevoir un contrat pour les deux titres de Rick Bass que vous m’avez conseillés et j’attends que Seymour Lawrence (son agent) m’envoie des épreuves du troisième titre.» Quand, n’y croyant plus, je dus m’arrêter en cours de traduction d’un des deux livres, l’éditeur acceptait mon forfait embarrassé avec bienveillance, mais restait ferme : «Je vous remercie de m’avoir communiqué vos doutes sur la commercialité de ces livres (Brice est d’accord avec vous), mais je désire cependant continuer à publier Rick Bass.» Il continue encore.
Cette fidélité aux auteurs faisait mieux passer d’autres de ses pratiques, plus cavalières. Bourgois a longtemps été fameux pour ses couvertures. Il a longtemps fonctionné sur l’illusion que si un tableau ou une photo était reproduits en détail et non entièrement, il n’avait pas à se soucier des droits de reproduction, même quand il pouvait les avoir pour des nèfles. Pour la couverture de Demande à la poussière, je lui avais signalé une photo de Dorothea Lange, un très gros plan sur des jambes de Mexicaine avec des bas troués et des huarachas qui me semblaient idéals pour évoquer cette période, ainsi que le personnage de Camilla dans le roman. Ayant pris la peine de relever le numéro qui lui permettrait d’obtenir de la Library of Congress, pour la somme de quinze dollars, port compris, un très beau tirage de cette photo de la Farm Security Administration, je commis l’erreur de lui envoyer pour référence une repro de la chose découpée dans un livre. Dans un délai qui m’a toujours paru n’être guère plus long qu’un retour de courrier, Christian m’envoyait un premier exemplaire du livre, avec ce mot : «J’ai un photograveur inestimable.» D’où le flou et la trame de la couverture, qui, ma foi, allait bien avec le livre. Mais ces pratiques finirent par le rattraper, et je crois savoir qu’il lui en coûta. Après une longue brouille plus sérieuse que d’habitude, nous nous étions retrouvés sur un coup nous rappelant à tous les deux la complicité des débuts. Par un hasard dément, nous nous étions chacun de notre côté passionnés pour un obscur livre de Tom Kromer sur la dépression américaine, Waiting for Nothing.
Bourgois venait d’acheter les droits d’une récente réédition universitaire pour la seule raison qu’il avait lu le livre cinquante ans plus tôt. Répondant à ma lettre enthousiaste, il m’annonçait aussi qu’il avait déjà mis le livre en traduction. La chose traîna, et entre-temps un ami bouquiniste me trouva la traduction française parue à l’époque chez Flammarion, les Vagabonds de la faim, due à un extraordinaire personnage nommé Raoul de Roussy de Sales. Elle était incroyablement juste et fidèle, fleurant bon un ton qu’aucun traducteur aujourd’hui, fût-il excellent, ne saurait trouver. Celle commanditée par Christian était parfaitement bonne, mais il prit sur lui de «s’arranger» avec le traducteur, de reprendre la traduction Flammarion, et de m’en confier la présentation. A ma grande surprise, le livre marcha assez bien et obtint de nombreuses critiques. Je crois que ma dernière communication sur le sujet fut de rouspéter à propos de la couverture, que je jugeais peu appropriée. Mais c’était cela le secret de la collaboration : je connaissais mon métier, il connaissait le sien.
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