Revenant sur la conférence du sociologue Stéphane Beaud du 8 janvier, le professeur et blogueur Jean-Paul Brighelli défend dans son article la nécessité de remettre le mérite au cœur du système scolaire, en particulier en ce qui concerne l’acquisition des bourses.
(Wikimedia Commons – cc)
Stéphane Beaud (1) n’est pas content. L’AEF analyse (2) sa conférence du 8 janvier dernier, où il fustige la politique des « 30% de boursiers en prépas et en grandes écoles » lancée par Valérie Pécresse, et que j’ai tenté d’analyser dans mon dernier livre (3). « Démocratisation ségrégative », fulmine-t-il. « Je crains que cette politique de 30 % de boursiers qui, sur le papier, a tout pour elle en étant un acte d’ouverture, soit puissamment contradictoire avec le reste de la politique scolaire qui ne permet pas la réussite scolaire des milieux populaires », explique le sociologue.
Et de rappeler que ce sont des gouvernements de droite qui ont eu l’idée de cette initiative. « Ce sont les émeutes de 2005 qui ont joué un rôle majeur dans la prise de conscience de la fracture sociale et la nécessité de faire un geste pour les jeunes défavorisés. Jacques Chirac a lancé l’objectif de 30 % de boursiers en prépa d’ici à 2010 et Nicolas Sarkozy a renchéri. L’ouverture sociale est devenue une cause légitime. »
Eh oui… La politique menée par Valérie Pécresse n’est pas forcément un pur « effet d’annonce », comme le prétend Stéphane Beaud : Gérard Aschieri, il y a quelques mois, me confiait que c’est peut-être une goutte d’eau dans l’aridité scolaire, mais pour les élèves que cela concerne, c’est inespéré. Insuffler le « pourquoi pas moi ? » à des jeunes qui n’avaient pas même l’idée d’une classe prépa, instiller en eux l’ambition d’oser une grande école, instaurer des « cordées de la réussite », tout cela est essentiel pour des gosses que leur culture, leur milieu social, et leur formation dans ces déserts de la désespérance que sont les ZEP appelaient à des études courtes, en milieu pré-professionnel – un BTS au mieux, un BEP au pire. Et le déficit d’image des LP où on les confine si souvent n’arrange rien.
Alors, certes, le critère retenu (être boursier) est un pis-aller. Mais comment s’appuyer sur un critère de « catégorie sociale » comme le voudrait le sociologue ? On ne porte guère sa classe sociale sur son front – d’autant qu’il est le premier à dire (4) que la désindustrialisation rapide de la France amène un glissement vers le bas des élites ouvrières. Le PCF le sait bien, qui a vu ses anciens électeurs glisser vers le FN, au fur et à mesure que le prolétariat devenait lumpen. Fils de prolo un jour, enfant de SDF le lendemain. Les bourses (5) sont échelonnées de 0 (revenus familiaux annuels inférieurs à 32 930 €) à 6 (revenus familiaux annuels inférieurs à 7300 € par an, soit une somme bien inférieure au seuil de pauvreté – 11400 € par an depuis 2008, environ 13% de la population). Les bourses 0, du coup, fort fréquentes chez les élèves retenus en prépa, concernent surtout des élèves des classes moyennes – en particulier pas mal d’enfants vivant avec un parent divorcé -, qui n’ont pas été forcément malmenés par le système éducatif, ni privés d’accès à la culture bourgeoise de référence. Pour rappel, les bourses 0 dispensent de frais d’inscription – et c’est tout.
Mais justement, n’est-il pas licite d’offrir à ces enfants-là de meilleures conditions d’études ? Les classes moyennes – le cœur de l’électorat de la gauche comme de la droite – n’ont-elles pas été très malmenées depuis une quarantaine d’années ? Grandes gagnantes des Trente Glorieuses, elles ont vu leur pouvoir d’achat s’éroder. Et leurs enfants n’ont plus aujourd’hui de garantie d’avoir le même train de vie que les parents (6). Alors, libre à Stéphane Beaud de dénoncer une « démocratisation par le haut » : la réalité est que tous ceux, classes populaires ou classes moyennes prolétarisées, qui encaissent de plein fouet les mutations économiques des crises du libéralisme, ont droit à une éducation de qualité, et à un bout d’espoir. Si, comme le confirme le sociologue (et mes propres observations, puisque j’enseigne dans ces classes), « 83 % des élèves qui préparent le concours B/L sont des enfants de cadres supérieurs ou assimilés et qu’il n’y a que 2 à 3 % d’enfants d’ouvriers », ce n’est pas en insérant à toute force des gosses débarquant en mauvais état d’un système scolaire à la dérive que l’on changera la donne.
Ce qu’il faut faire – et qu’il y ait deux ministères de l’Enseignement, rue de Grenelle et rue Descartes, n’y aide guère -, c’est fournir au niveau du Primaire et du Secondaire le même type d’effort que ce qui a été entrepris dans le Supérieur. Ce qu’il faut très rapidement mettre au point, ce sont des programmes scolaires cohérents, de la Maternelle au Bac. Ce qu’il faut évaluer au plus vite, c’est le poids de l’échec du collège unique, qui fournit à la demande, et au rythme de 150 000 élèves par an, des classes non laborieuses qui n’en seront pas moins dangereuses. Ce que l’on devrait évaluer, c’est moins la mise en place de la réforme du lycée, mais l’absurdité d’une réforme qui donne moins à ceux qui déjà n’ont déjà pas grand-chose.
« Il faut évaluer au plus vite le poids de l’échec du collège unique »
Et ce que l’on pourrait faire, dans l’immédiat, c’est fonder une vraie politique de bourses au mérite, que Claude Allègre avait tenté de mettre en place. Mais que la Gauche alors aux affaires a bien peu soutenu, pour des raisons idéologiques claires : ça ne faisait guère les choux gras des pédagogistes, qui restent persuadés qu’un affaiblissement de la transmission des connaissances est un cataplasme suffisant pour réparer les jambes de bois. Que la Droite, depuis 2002, ait pensé qu’un tel type de bourses risquait de la brouiller avec des syndicats dont elle n’a pas grand chose à attendre, tant leur direction est coupée de leur base, en dit long sur la prégnance des idéologies les plus létales au sein d’un ministère – rue de Grenelle – qui gouverne à vue.
Lire d’autres articles de Jean-Paul Brighelli sur son blog.
(1) Sociologue, professeur à l’ENS-Ulm, auquel on doit, entre autres, 80 % au bac et après ? : les enfants de la démocratisation scolaire, (La Découverte, coll. « Textes à l’appui. Enquêtes de terrain », 2002), bonne analyse des impasses du quantitatif quand on n’y coud pas le qualitatif. Il avait poursuivi son analyse par un dialogue avec Younes Amrani, Pays de malheur ! : un jeune de cité écrit à un sociologue (la Découverte, , coll. « La Découverte », 2004). On en a une idée ici.
(2) Voir ici le site de l’AEF (authentification nécessaire).
(3) Tireurs d’élite, Plon.
(4) Ce fut le sujet de sa thèse, réalisée sur une étude de terrain du bassin d’emploi de Sochaux-Montbéliard (1995), et de ses premiers ouvrages (Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999). Et il est revenu maintes fois sur la question (lire La France invisible, La Découverte, 2006).
(5) Tous renseignements sur le site du CNOUS,
(6) Voir sur le sujet le livre de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive (Seuil, 2006), et l’étude de Camille Peugny, Le Déclassement (Grasset, 2009), chroniquée ici même.
Lundi 17 Janvier 2011
Jean-Paul Brighelli – Blogueur associé
Source :
http://www.marianne2.fr