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(12) Premier dîner sur le Nil

Publié le 20 janvier 2011 par Luisagallerini

(12) Premier dîner sur le Nil
Au moment du départ, je grimpai sur le ponton et m'appuyai au bastingage. Massée sur les quais, une foule de gens suivait les manœuvres de notre cordée avec le plus vif intérêt. Des enfants battaient des mains en riant, d'autres huaient le capitaine en multipliant les pieds de nez tandis que les plus dégourdis jetaient du sable et des graviers sur la coque. Parmi les têtes pressées, je cherchai un visage que je connaissais. Parmi les mains levées en signe d'adieu, j'espérai apercevoir un geste qui me serait destiné et délierait ainsi l'insupportable nœud qui me serrait la gorge.
La côte s'éloignait à la vitesse d'un cheval au trot et j'étais sur le point de rejoindre ma cabine lorsque j'aperçus deux hommes à la silhouette familière, à dos de chameau, questionnant un marin à quai. Était-il possible qu'il s'agît de Guy et Louis ? Ils s'interrompirent pour regarder le bateau partir et je les vis détailler les passagers rassemblés sur le pont. Lorsqu'ils me dévisagèrent, je soutins stoïquement leur regard. Ils ne me reconnurent pas et reprirent leur conversation avec le marin. Soulagée, je rentrai dans mes appartements et m'écroulai de fatigue.

(12) Premier dîner sur le Nil

Je m'éveillai à l'heure du dîner. Les frais de voyage comprenaient la pension complète, j'avais hâte de découvrir la salle à manger. J'entrai dans une pièce de taille moyenne toute en longueur dont le parquet, qui s'enfonçait par endroits, était éclaboussé de taches peinture. Les hublots, voilés par de jolis rideaux aubergine, étaient opaques pour combattre le mal de mer. Quatre tables carrées étaient disposées au centre de la salle qui, malgré la faible hauteur sous plafond, donnait une impression d'espace particulièrement appréciable au vu de l'exiguïté des cabines. Je dînai sommairement d'un poisson en papillotes, servi avec du riz et des dattes. Les trois autres tables étaient occupées. À l'une d'elle, un couple taciturne mangeait en silence, tandis qu'à une autre, un groupe de passagers en provenance du delta festoyait dans la bonne humeur. J'enviai leur tablée tant ils riaient, dévorant de bon cœur des quantités de nourriture arrosées de vin rouge, un cru épicé que je n'aurais pas refusé en d'autres circonstances.

Il n'y avait que deux femmes dans la salle, sachant que je ne me comptais pas comme telle. La première, une dame anguleuse d'une quarantaine d'années, dînait religieusement avec son mari, et la seconde, que je ne voyais que de dos, partageait la troisième tablée avec des individus de nationalités différentes, qui s'exprimaient dans un français fort correct relevé d'un accent tantôt anglophone, tantôt méditerranéen. Lorsqu'ils s'en allèrent, je buvais un moka en songeant à ma nouvelle vie sous les traits de Monsieur Fraysse, auquel j'octroyai le prénom de Marcel en hommage à mon grand-père paternel. J'espérais ne pas avoir à me couper les cheveux, mais pourrais-je en toute circonstance conserver un couvre-chef ? Une constitution fragile suffisait-elle à justifier une telle habitude?

Il me faudrait réfléchir à tout cela avant quelqu'un ne m'interrogeât. Je devais affiner les détails de ma nouvelle existence et m'inventer un passé, une famille, des projets d'avenir. Je réfléchissais à l'éventualité d'une promise fictive lorsque la jeune femme que j'avais aperçue de dos se leva. Quand elle se retourna, je notais d'un œil distrait la finesse de sa taille, serrée dans une jolie robe en mousseline bleue pâle. Puis je perdis le fil de mes réflexions, et mon inquiétude, comme la tristesse qui assombrissait ma première soirée à bord de la Fortune, s'évaporèrent au même moment.

Qui est cette mystérieuse jeune femme? Suite au prochain épisode.

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