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Journal de Turquie - Jour 3 - 3 janvier

Publié le 21 janvier 2011 par Zoridae
Journal de Turquie - Jour 3 - 3 janvier

Dans le car, Yusuf, le guide, nous raconte des choses de sa vie, des anecdotes drôles sur les touristes et sur lui-même. Il a un visage rond et doux comme une lune, sans cheveux ni sourcils et des yeux bleu pâle tombant sur les côtés. Il rit en fermant les yeux et en disant merci, car, explique-t-il, il ne rit pas souvent.

Ce matin il a interrompu d’une boutade un débat sur les religions. Il nous expliquait les préceptes musulmans, les péchés d’un musulman d’aujourd’hui et une femme de notre groupe – que B. et moi appelons la prof a lancé qu’un musulman qui pèche n’est plus un musulman. Yusuf a tenté de lui expliquer qu’un musulman qui pèche est un musulman qui a commis une faute tout comme un chrétien qui pèche reste chrétien ; les deux doivent demander pardon et continuer d’avancer si possible dans le droit chemin.

Comme la prof s’entêtait il a lancé « L’architecture d’Antalya, comme vous l’avez remarqué… » et tout le monde a éclaté de rire sauf la prof qui a continué de parler fort avec sa voisine que B. et moi appelons mademoiselle-je-sais-tout.

B. et moi plaisantons souvent sur notre invisibilité. Les premiers jours, nous nous sommes poliment assis à des grandes tables avec des gens de notre groupe qui parlaient à deux, trois ou quatre sans se soucier de nous inclure. J’ai tenté de poser quelques questions mais soit l’on ne m’entendait pas du tout, soit l’on me répondait de façon elliptique.

Un déjeuner avec la prof et mademoiselle-je sais-tout s'est terminé de façon comique : nous nous faisions du pied sous la table en riant, un jeune couple était parti se disputer et les deux femmes chuchotaient. En regardant B. dans les yeux j'essayais d'entendre ce que disait la jeune. Elle parlait d'enfant, de père qui ne faisait jamais de cadeau, de problèmes de couple mais je ne parvenais pas à assembler les bribes que je comprenais pour en faire une histoire. B., qui attendait que je lui raconte tout, est resté sur sa faim.

En dessert nous avons décidé de goûter un gâteau gluant marron. Mademoiselle-je-sais-tout, qui avait fini de chuchoter avec sa voisine, est devenue blême de jalousie ; elle qui se risquait à échanger des phrases en turc avec les serveurs, n'avait pas osé pousser l'esprit d'aventure jusqu'à goûter la pâtisserie la moins appétissante du buffet. Elle a tendu sa petite cuillère vers mon assiette, comme je l'y invitais et elle a recraché la bouchée dans sa serviette en papier, encore plus blême. B. et moi qui avions abandonné la dégustation avons fini l'assiette, le regard au loin, tels des Clint Eastwood jumeaux.

Une autre fois nous avions choisi une table au hasard et une Vietnamienne qui voyageait seule s'était assise en face de moi. La conversation avait mal commencé malgré ma motivation. Elle m'avait demandé comment je trouvais la chanteuse qui animait la salle de restaurant le soir. J'avais répondu "elle miaule", en haussant les épaules. Ce n'est pas parce que j'étais contente qu'elle se soit assise en face de moi que j'allais mentir. "Oh, je trouve qu'elle chante bien, moi", avait-elle répondu, boudeuse. Pour ne pas la blesser plus j'avais choisi de ne pas développer ma critique, ce qui m'avait mise de mauvaise humeur moi aussi.

A notre gauche quatre retraités nous ignoraient évidemment. La plus antipathique des quatre en blouson de fourrure parlait des nombreux voyages qu'elle avait fait, comparant la Turquie au reste du monde, faisant des amalgames grotesques. Son mari semblait moins bête mais quand il prenait la parole c'était pour raconter des blagues, ce qu'elle ne goûtait guère - et nous non plus qui n'entendions jamais la fin. Le couple qui les accompagnait paraissait s'amuser. Je n'arrêtais pas de me tourner vers l'homme assis à ma gauche : sa tête de nounours méchant me fascinait.

Nous avons dorénavant cessé de tenter de nous inclure et nous sommes à peine polis. Les groupes se forment par affinité, les jeunes entre eux, les vieux entre eux et nous qui nous demandons si nous sommes beaucoup plus vieux que les jeunes et qui donnons à manger aux chats sous la table. Le soir, dans la baignoire immense, je me morfonds. Comment peut-on, à notre âge, se sentir humiliés d'être ignorés comme en sport, au lycée, quand nous étions les derniers que l'on voulait dans une équipe ?

"S'ils savaient ce qu'ils perdent, essaie de me réconforter B." Je soupire. J'ai un peu mal au ventre depuis la pâtisserie marron.

Plus tard, nous descendons à la salle à manger. Nous ne nous lâchons pas d'une semelle et nous cherchons une petite table avec quatre couverts maxi. Sur les sièges vacants, nous posons nos sacs et foulards et nous partons remplir nos assiettes au buffet. Ce soir je mangerais des crudités toutes simples et B. des frites. "Tiens, quand elle chante en italien, la chanteuse ne miaule plus, remarqué-je.

- Elle bêle, répond B."

Nous pouffons, de concert. En passant près d'elle, je salue la Vietnamienne mais elle ne semble pas me voir. Son regard me traverse.

Illustration : Aron Wiesenfeld


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