Rêve, range-toi, ne me dérange plus, range-toi, laisse le fonctionnaire fonctionner, laisse l'ouvrier oeuvrer, laisse le marchand marcher.
Le soleil qui se lève ne rêve pas. La lune qui luit ne rêve pas non plus.
Je vous le dis, je vous l'affirme, les rêves ne servent à rien. Autant les jeter tout de suite. Il y a une poubelle pour ça, la poubelle à rêves. Ça donne d'immenses montagnes dans le dépotoir. Attention, les rêves ne sont pas recyclables. Tu ne peux pas reprendre à ton compte le rêve d'un autre. Chaque rêve est un poison unique qui n'agit que sur celui qui l'a produit et alimenté. Le mieux que tu as à faire quand tu sens le rêve poindre en toi, c'est l'arracher à la racine.
Je vivais sans rêver, soumis et loyal, exécutant avec minutie des gestes protocolaires, mangeant, buvant, riant, travaillant, jouant, sur commande. J'étais entièrement prévisible, et c'est ce qui faisait ma valeur. Autour de moi, les gens m'appréciaient, surtout ceux qui avaient besoin de ma régularité de métronome. J'étais parfaitement content de moi. Chaque jour ressemblait à un devoir accompli, ce qui avait comme conséquence infaillible que chaque nuit je savourais le repos du guerrier. À aucun moment, je ne sentis une gêne quelconque de ce mode de vie.
Je nage et mon corps me dit merci. Mais ce n'est pas moi qui nage.
Je cours dans la forêt, un écureuil prend la fuite, mais il n'a pas besoin d'avoir peur. Ce n'est pas moi qui court. C'est l'employé de banque qui fait de l'exercice parce qu'il veut se sentir libre de ces quarante heures de bureau.
Je suis au cinéma, la salle est belle, il y a une jolie cinéphile une rangée plus loin, la lumière s'éteint, on découvre le tout nouveau Woody Allen. Ce n'est pas moi dans la salle, c'est un rêveur enchaîné qui accumule les images de naphtaline.
Quel âge as-tu? Que sont mes passions devenues?
Une lente attente m'attend. C'est la seule vérité qui compte. Une vie de paille, de la paille et encore de la paille, comment s'en contenter, il suffirait d'une allumette...