Comment te dire ce que, vivant, tu n’aurais pu comprendre. Peut-être aurais-tu pu le ressentir, mais comprendre, tu ne le pouvais pas. On n’a jamais su pourquoi, personne n’a pu expliquer que ton cerveau ne se soit guère développé. Tu avais appris à marcher, tant bien que mal. Tu entendais quelques mots mais ne savais les dire, et bien sûr encore moins les écrire. On ne saura jamais ce qui a fait tomber ce sort sur toi. On a parlé d’accident à ta naissance, de faute médicale mais le silence est resté. Il restera, tu n’es plus là. La maladie s’est acharnée sur ton corps déjà meurtri. On me dit qu’il s’est battu et a refusé de se rendre. Mais tu as dû partir et laisser ceux qui t’ont aimé sans regarder ce qu’on appelle ton handicap.
Je ne t’ai guère connu et toi, de toute manière, tu ne pouvais pas vraiment me connaître. Qui sait même si tu me reconnaissais. Et puis, il y a eu cette brouille, comme dans tant de familles. Brouille et broutilles sont des mots qui se ressemblent. Pour l’état-civil, tu fus mon neveu. Je ne sais ce que cela devrait vouloir dire. Tu as vécu quinze ans. C’est peu, quinze ans. Ou bien c’est long. J’ai souvent pensé que ta vie n’était qu’un supplice. Ceux qui étaient vraiment proches de toi pensent qu’elle valait la peine d’être sauvée. Ceux là te pleurent.
Moi, je n’ai pas pleuré quand on m’a appris ta mort. J’ai même d’abord affirmé que cela ne me touchait en rien, que cela ne me concernait pas.
Ai-je mauvaise conscience ? De ne pas t’avoir connu, de ne pas avoir été près de ta mère ? Des circonstances qu’au moins tu n’as pas eu à connaître nous ont éloigné les uns des autres. Ta maladie, qui venait s’ajouter à ton handicap, ne fut pas pour rien dans cela. Ta faiblesse faisait se concentrer sur toi un amour qui en vint à négliger d’autres. Et l’orgueil nous a empêché d’oublier. Tu n’as rien eu à oublier, toi. Qui sait de quoi, de qui, tu avais conscience.
Tu es mort. Je n’ai pas pleuré.
J’irais demain à cette cérémonie dite pour toi. Sans doute, dans cette église, dirais-je encore une fois à ce dieu toute la colère que m’inspire cette injustice. Je lui parlerai, qu’il existe ou pas. Je penserai sans doute aussi à ce que me disait mon copain d’école, le père Jean Louis, homme de Dieu… Je suis baptisé, j’ai la ligne directe avec « Lui », si je veux. Qui sait… Moi, je ne sais pas. Alors, demain, dans l’église, je lui parlerai. Il est même possible que je te parle à toi, neveu qui ne pouvait, vivant, vraiment m’entendre. Je te dirai d’aller rejoindre, dans cet au-delà auquel je ne crois pas, nos ancêtres qui t’y attendent depuis ta naissance. Mes grands-mères, mes grands-pères, tes arrière-grands-parents donc. Oui, c’est bien commode parfois, de vouloir y croire un peu, assez pour vous parler, à vous tous. L’au-delà ou le néant.
M’entends-tu depuis ce néant ? J’ai voulu regarder la mort avec froideur, considérer que ce n’était rien que ce passage vers l’absence. Et pourtant, je m’adresse à toi. Les vivants aiment croire que le lien n’est pas rompu par la mort. Entre toi et moi, il n’y a jamais eu de lien tant que tu étais vivant, la mort peut-elle en créer un ? Tu vois, je n’ai pas de réponse à toutes ces questions que tu n’as jamais eu à te poser.
Je ne sais pas non plus pourquoi j’ai eu besoin d’écrire cela…