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L’épicier de nuit

Publié le 24 janvier 2011 par Sophielucide

1.   La bouteille lui avait échappé des mains, ce qui avait fait hausser les épaules de Milo le fataliste.  Depuis l’ouverture de l’épicerie, sa plus fidèle cliente venait s’y ravitailler dès la nuit tombée. A partir de cinq heures, il l’attendait sans vraiment s’en rendre compte. Elle arrivait toujours d’un pas pressé, filait droit au rayon des alcools, n’hésitait plus depuis qu’elle avait arrêté son choix sur une bouteille premier prix à défaut d’être de premier crû.  Elle en saisissait deux ; une dans chaque main et parfois chopait l’air de rien un paquet de biscuits Tuc ; rien d’autre.

A travers la vitrine embuée, il voit maintenant le culot rebondir sur le pavé, devine le bruit mat et observe la gerbe molle gicler et éclabousser les bottes et le bas du manteau de la femme qui vacille un instant, semble hésiter et puis se sauve. Il hausse encore une fois les épaules avant de replonger dans sa lecture.  Une minute plus tard, la petite cloche qu’il a accrochée à la porte vitrée de la boutique retentit. C’est elle, à nouveau. Qui l’ignore, à son habitude, parcourt le chemin familier, s’empare d’une bouteille identique et se poste au comptoir. Il discerne une lueur de bravade dans son regard.

Y’a pas eu d’mal ? Lâche-t-il tout en tapant sur sa machine le prix de la bouteille. Il sent alors qu’il a commis une bourde, se reproche déjà d’avoir fait mention du lamentable incident, s’injurie en silence. C’est que j’ai vu la bouteille glisser de vos mains….

Ça va. Combien ?

Deux euros et quarante-six centimes.

Elle cherche la monnaie dans une petite bourse extirpée de sa poche. Elle n’a pas de sac à main, elle ne doit pas habiter loin, conclut-il.

Elle donne l’appoint. Pas de monnaie à rendre, fin de l’entretien.

En cette première semaine, les affaires commencent plus que doucement. Il consulte l’horloge placée derrière lui. Il n’a qu’à pivoter sur son siège à roulettes, trouvaille d’un de ses frères brocanteur.  Une semaine d’ouverture et il se demande déjà ce qui lui a pris d’entreprendre cette conversion. Il sourit. J’suis l’épicier arabe, y’a un problème ?

Milo, ce n’est pas son vrai prénom mais il l’a toujours aimé. Il ne se souvient pas d’où cette idée lui est venue mais elle lui avait semblée incontournable dès lors qu’il s’était décidé à suivre ce parcours tortueux, fait de commissions, entretiens, « mise à jour des connaissances », demande de prêt solidaire, bref, l’insertion telle qu’elle s’entend dans une ville sinistrée. Il avait même effectué une étude de marché dès qu’il avait porté son choix dans cette cité HLM du centre ville.

Une semaine non stop de porte à porte ; cela le fait sourire à présent mais sur le terrain il n’en menait pas large. Les vieux méfiants face à sa tête de métèque…. Quelle rigolade ! Mais il avait vite compris comment les mettre dans sa poche en agitant le petit prospectus qu’il avait confectionné lui-même et qui avait enthousiasmé sa « tutrice », une vieille fille timide, la première à lui avoir fait confiance.   Elle lui avait parlé « relooking » en rougissant. Il n’avait pas baissé le regard mais avait fini par passer entre les mains expertes de sa cousine Fatima et on ne pouvait plus deviner que ses cheveux coupés à ras dessinaient la base d’une tignasse drue, aux boucles compactes.

Il attend Vincent qui doit passer lui remettre la liste des commissions des vieux. Il est fier de ça, son argument-choc : livraison à domicile gratuite. Les vieux ont le pourboire facile, c’est comme une évidence. Le problème c’est qu’ils ne l’envisagent qu’en centimes… J’ressemble pas à Bernadette, est-ce que j’ai l’air d’une boîte jaune ? Il s’en plaint pas, pourtant de sa clientèle, elle est fidèle et pas trop regardante.  Le problème, l’insurmontable problème c’est le pouvoir d’achat. Tous ces vieux dans la misère et toujours aussi crédules face au discours des nuls, ça le remonte parfois. Quand on lui demande de ranger le panier et qu’il ouvre un frigo immaculé et désespérément vide.  Il lui arrive d’y ajouter quelque ingrédient comme le beurre, l’huile, ou parfois un fruit frais. Putain, ces vieux lui font pitié et il n’avait pas prévu ça !

Pas de crédit avait sermonné la tutrice, ou c’est la clé sur la porte ! Facile à dire, il avait promis mollement mais ce n’était pas jouable, cela il le savait. Dans la fameuse étude de marché qu’il conservait dans la machine enregistreuse, sous le boitier noir contenant ses pièces jaunes justement, il relisait souvent la ligne concernant les revenus de ses clients.  C’était simple : minimum vieillesse, Rmi (ou Rsa pour faire moins pauvre) et allocations familiales.

On était le dix du mois et déjà les clients trainaient la jambe, tiraient la langue, retenaient leur souffle jusqu’au 5 du mois suivant. Et il aurait dû faire comme si de rien n’était ? Alors, évidemment qu’il faisait crédit, comme s’il avait le choix !

Mais pas à elle. Elle, on devinait bien que sa venue dans le quartier et par là même dans la précarité, était récente. Ça se voyait au premier coup d’œil, à sa démarche décidée, son regard un rien hautain, ses vêtements bien coupés.  Il ne sait même pas d’où lui vient cette curiosité à son égard et puis il admet tout de même qu’il assiste à une descente aux enfers en direct et qu’il n’est pas vraiment à l’aise dans ce rôle de voyeur. A ce rythme de deux bouteilles de piquette par jour, combien de temps encore arborera-t-elle cet air de duchesse déchue ?  Il ne peut tout de même pas s’interdire de vendre de l’alcool, malgré la venue de quelques « frères » qui lui ont fait savoir qu’il enfreignait la parole d’un dieu tout puissant, sauf ici, dans ce quartier maudit, allez savoir pourquoi.

Il tape encore sur sa caisse, un vrai joujou dont il ne se lasse pas et en retire un joint, dans l’interstice au fond du tiroir. Il est dix-huit heures. L’heure du joint. Il se sait pas non plus comment cette heure s’est imposée mais c’est un fait, il n’a jamais la moindre visite entre dix huit heures et dix-huit heures trente.

Il fume le joint, tranquille, installé dans une chaise de camping en toile dans la réserve, près de la fenêtre ouverte.  Il pense encore à la femme. Elle l’intrigue. Il cherche un moyen d’établir un contact quelconque. Juste par curiosité, tente –t-il de se convaincre. C’est son rôle après tout d’en savoir le plus possible sur les us et coutumes de sa clientèle. Elle est différente, elle. Ne mange-t-elle jamais ? Sous son grand manteau noir, on ne peut deviner son corps mais ses mains sont déjà décharnées. Il n’arrive même pas à lui donner un âge. 40 ? 45 ?

La cloche le fait sursauter ; il jette machinalement le joint sur le rebord de la fenêtre en ajustant sa blouse grise. Il y tient à sa blouse grise, c’est comme un costume de théâtre qu’il enfile chaque jour de treize heures à minuit. C’est elle, plantée devant le petit comptoir.

Je voulais juste vous dire un truc : j’en n’ai strictement rien à foutre de vos petits jugements, ok ? Vous ne savez rien de ma vie et moi je me fous de la vôtre alors à l’avenir, puisque pour le moment je n’ai pas le choix, évitez-moi vos sarcasmes. Allez ciao !

Il n’a même pas le temps de réagir qu’elle est déjà partie, laissant la porte grande ouverte. Il entend le bruit de  ses talons sur l’asphalte, se poste à l’entrée  et a juste le temps de crier « bonne soirée madame » qu’elle a déjà disparu sous la porte cochère de l’entrée B.

Alors il se met à rire et retourne à sa place, sur sa chaise à roulettes derrière le comptoir.


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