L’épicier de nuit/ 4

Publié le 25 janvier 2011 par Sophielucide

4.

A partir de vingt heures, le quartier frémit au son du générique du JT de TF1, qui fait peur aux enfants et pousse les ados dehors. De son poste stratégique, Milo contemple la mosaïque bleutée des fenêtres donnant sur le balcon. Là où se trouve le poste de télévision,  dans la pièce principale de chaque appartement.  Bizarrement, la plupart des habitants zappe à la fin du musical flippant.  A l’heure de la préparation du dîner, on trouve toujours un ingrédient manquant alors on envoie un enfant le chercher. L’enfant se déplace en bandes, par sécurité ou par habitude, ne possède jamais d’argent sur lui et repart toujours avec une friandise, un rouleau de réglisse ou un malabar. Au moment où il tend la main pour le recevoir, le temps se suspend jusqu’au recueil du « merci » puis un instant encore : «  oui, je sais, c’est pour après manger et ensuite faut se laver les dents » souffle l’enfant dédaigneusement mais Milo aime ce rappel, considère que rabâcher de vieux principes de ce type n’est pas une perte de temps. Il sait surtout que les enfants aiment bien qu’on s’occupe d’eux, ne serait-ce qu’une minute par jour.

En face du comptoir, il a disposé une étagère qu’il a lui-même fabriquée avec un de ses frères, l’objet de fierté de son épicerie : l’étal aux épices, comme il aime le nommer.  C’est un peu la plus-value du magasin, ces sacs en toile de jute ouverts, serrés les uns contre les autres et qui donnent à voyager, par leurs parfums mélangés, leurs couleurs vives, leur texture compacte.  Il arrive que certaines viennent y plonger le nez pour mieux se remémorer un pays que pour la majorité elles ne connaissent pas.  D’autres en achètent une petite poignée qu’elles conservent dans leur sac.  Il est probable que cette épicerie n’ait été conçue et finalisée qu’autour de cette idée d’épice. Milo le reconnaît.  Il a été choqué par le prix de ces mêmes épices conditionnées dans de petits flacons de verre par un type qui a le culot de penser qu’il se décarcassait. Alors Milo a cherché le fournisseur amoureux comme lui de ces indispensables condiments d’une vie qu’on cherche à tout prix à stériliser. C’est à Marseille qu’il l’a trouvé et c’est un Réunionnais avec qui il a si vite sympathisé que ce dernier a tenu à le lancer. Il a d’abord fait un effort sur le prix qu’il lui laisse coûtant, puis sur la présentation en lui fournissant les fameux petits sacs de jute.  Lorsqu’une cliente lui demande de la cannelle,  du poivre ou du gingembre, c’est avec cérémonie que Milo s’empare de la petite écuelle en fer blanc, avec délectation qu’il la plonge dans le sac afin d’en exhaler le parfum et avec précaution qu’il la fait glisser dans le petit sachet de papier cristal sous le regard médusé de la cliente qui a participé à ce voyage express  dans un pays lointain.  Alors il ferme délicatement le petit sachet coloré et le tend avec une lenteur assumée à sa cliente qui le dépose avec délicatesse dans son panier ou bien le conserve en main. Même quand il ya du monde, que d’autres clientes attendent, il ne bâcle pas cette tâche car il sait qu’il offre ainsi un véritable spectacle à son public. Il a bien compris que ce partage n’était plus possible ailleurs, que partout on avait cédé à la sirène de la productivité qu’on a fait rimer avec efficacité. Il n’est pas dans la nature de Milo de rembarrer une petite vieille qui n’arrive pas à faire un choix entre deux produits dont elle a besoin ; il essaye toujours de savoir ce qui retient sa cliente et la plupart du temps, c’est le manque d’argent qui pousse au terrible cas de conscience.  Il lui dit alors : prenez tout votre temps, je vais servir madame René en attendant.  Puis,  à nouveau seuls, il sert sa cliente qui veut préparer une soupe, l’œil rivé sur son porte-monnaie. Il ajoute alors une branche de céleri, ou deux carottes, quelques feuilles de persil.  En silence, en ponctuant d’un simple clin d’œil cette transaction officieuse.

Il connaît par le nom chacun de ses clients. Cette règle d’or lui provient de sa mère, qui se sentait  valorisée par cette attention.  L’épicier de son époque, véritable usurier qui n’hésitait jamais à enfler la note du mois l’appelait madame Larbi et elle acceptait en échange de  cette reconnaissance d’en payer le prix fort.

Milo consulte son cahier Clairefontaine destiné aux impayés.  Un répertoire qu’il juge déjà trop petit, tant les pages se remplissent. Les montants sont faibles cependant, une moyenne de 5.25 par client, mais à une semaine de l’ouverture, cela lui paraît tout de même inquiétant. Non pas pour lui ; il n’a aucun doute que les dettes seront réglées, ne serait-ce que pour repartir de plus belle dans la course aux crédits.  Il entend trop souvent parler du piège monstrueux tendu à renfort de publicité. Cette habitude semble s’être ancrée durablement dans les foyers les plus modestes. Sur un simple coup de fil qui ne dure que le temps de grossir la facture France Télécom, on procède en 24 heures au virement attendu.  La posture outrée de la ministre des finances face au comportement de ces maisons de crédit qui prospèrent sur la misère n’a duré que le temps de passer d’un plateau télé à l’autre. Un simple message visant à rappeler le devoir des usagers a mis un terme aux tergiversations oiseuses de la cheffe des usuriers.  C’est sans doute ce qui révolte le plus Milo : que les mères de famille fassent appel à ces voleurs étatiques pour remplir leurs cocottes, en taisant la plupart du temps ce subterfuge à leurs maris. Les colonnes des faits divers ont beau se remplir à une allure vertigineuse, rien n’y fait. Suicides et meurtres collectifs sont devenus courants. On s’afflige un instant avant de composer le fameux numéro  à l’indicatif 0892 comme on appuierait sur une gâchette.