Primo Levi est resté lui-même très elliptique sur le "philosophe suicidé" croisé à Auschwitz : "Hans Mayer, alias Jean Améry : sa vie est tendue entre ces deux noms, une vie qui n'a pas connu la paix et ne l'a pas recherchée." Qui s'était alors interrogé sur l'homme et qui connaît aujourd'hui la nature de ses écrits ? La somme biographique d'Irène Heidelberger-Leonard a l'immense mérite de restituer à cet "exilé perpétuel" son oeuvre et sa vie. Une vie que l'histoire s'est acharnée à lui refuser.
Mêlant subtilement empathie et distance critique, recourant autant à la documentation qu'à l'interprétation, Irene Heidelberger-Leonard, par ailleurs éditrice allemande des oeuvres complètes de Jean Améry, redonne d'abord une physionomie aux "quarante-cinq kilos de vie réchappée en pyjama rayé" qui s'étaient établis à Bruxelles. Petit homme frêle, une inévitable Gauloise à la main et le regard concentré sous d'épaisses paupières, Améry sort de l'ombre, tels "Mozart et Voltaire", mélange d'obscurité et de lumière, union de la grâce et du démoniaque. Mais le travail patient et pionnier de la biographe - ses entretiens avec les témoins encore vivants (amis d'enfance et compagnons d'exil), sa quête minutieuse d'archives souvent inédites, son exploration de milliers d'articles de presse écrits pour survivre - restitue également à cette "vie âpre et sombre d'écriture" un arrière-plan historique, sociologique et culturel.
De son vrai nom Hans Mayer, Jean Améry est né le 31 octobre 1912, à Vienne, dans une famille de la petite bourgeoise ; il perd très tôt son père à la guerre. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'une des premières évocations de la figure de Jean Améry se trouve dans une oeuvre de fiction écrite par Ingeborg Bachmann, elle-même autrichienne hors d'Autriche. Lecteur insatiable, Jean Améry avait toujours rêvé de devenir écrivain, et n'aura finalement eu le droit que d'être "le déporté professionnel", "le juif souffrant de la souffrance juive". Une première fois meurtri par les jugements condescendants portés sur son roman Lefeu ou la démolition, il est littéralement anéanti par l'échec de son Charles Bovary : "Si Bovary se plante, je saurai ce qu'il me reste à faire." Le 17 octobre 1978, Jean Améry, qui n'avait jamais voulu retourner s'établir dans son pays, se donne la mort dans une chambre d'hôtel de Salzbourg. Quelques mois auparavant, il avait écrit à Ernst Maier, son ami d'enfance : "J'appartiens à ce paysage de collines."
De l'auberge bucolique de Haute-Autriche à l'université populaire de Vienne la rouge, de l'éveil politique pendant l'insurrection ouvrière de 1934 à l'exil sans retour de 1938, de la résistance en Belgique à la déportation en 1941 - l'itinéraire de Jean Améry ainsi recomposé vient croiser la destinée tragique des quelque 130 000 exilés autrichiens, majoritairement juifs, que la République d'Autriche n'aura jamais appelés officiellement au retour. Rien, ou presque, de ce qui avait constitué leur culture d'avant l'exil ne pouvait être à nouveau mobilisé pour rebâtir une quelconque identité autrichienne. On comprend alors un peu mieux tout ce qui sépare l'Italien Primo Levi de Jean Améry l'Autrichien. L'homme de science issu de la grande bourgeoisie juive de l'autodidacte prolétarisé dont même le judaïsme a été forgé "ex negativo". Pour l'apatride que fut Jean Améry, seul un certain type de littérature pouvait encore faire figure de "Heimat" (patrie, au sens de foyer) : "Ce pays peut nous rendre malade de dégoût quand c'est le nôtre. Mais on continuera toujours de l'aimer à notre façon, d'un amour tourmenté", affirmera Jean Améry à la parution de L'Origine, de Thomas Bernhard.
Comme l'écrit si justement Irene Heidelberger-Leonard, Jean Améry ne pouvait être autrichien qu'au sens "sentimental" du terme. En témoignent ses lettres quasi quotidiennes à sa seconde femme, Maria, tour à tour ardentes ou querelleuses, truffées des diminutifs les plus fantaisistes puisés dans le dialecte autrichien. En témoigne aussi cet humour facétieux, volontiers morbide : "Figurez-vous qu'un étudiant m'a récemment demandé : "Pourquoi avez-vous écrit ce livre sur le suicide et ne vous êtes-vous pas suicidé ?" Je lui ai répondu : Patience !"
Un Hans Mayer finalement enfantin et jouisseur à ses heures, amoureux des femmes et de Paris, dont l'âpreté de la vie éclaire l'intransigeance de l'oeuvre, et inversement. Un Jean Améry, dont il faut relire les essais limpides et découvrir la fiction expérimentale. Quelqu'un qui éblouit dans le noir, par sa négativité et sa force de démolition, son front bosselé "à force de se cogner aux limites", comme le dirait Ludwig Wittgenstein.
JEAN AMÉRY de Irène Heidelberger-Leonard. Traduit de l'allemand par Sacha Zilberfarb. Actes Sud, 370 p., 28 €. http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-1000329@51-997780,0.html