Les déjeuners dominicaux chez ses parents n’ont jamais pesé Marcel. Il est même bêtement excité à l’idée de s’y rendre et, chaque Dimanche, c’est avec soin qu’il se prépare.
La veille déjà, il prend le temps de sortir son unique costume du placard, il l’accroche à la porte du salon pour qu’il se défroisse et perde son odeur de renfermé. Dans un sac de sport – Marcel n’en fait pourtant pas – il enferme son linge sale de la semaine que sa mère lavera et sèchera dans ses deux machines pendant le repas.
Tous les Dimanches il arrive en avance, tant il a hâte de les voir tous : Son père et sa mère, ses deux frères, leurs épouses et leurs enfants.
Il se délecte par avance de ce cérémonial familial – et du bon repas aussi ! – et lui qui ne sort jamais sauf pour se rendre au garage où il travaille comme mécanicien – excellent, d’après son patron – cela le distrait, ce petit interlude hebdomadaire et pour rien au monde il ne raterait ce rendez-vous !
Il est onze heures. Il sonne à la porte de Mr et Mme Forest, ses parents :
- - Ah ? C’est déjà toi ? s’étonne Mr Forest en lui ouvrant la porte. T’es drôlement en avance, non ?
Marcel ne répond pas, cela fait partie de leur rituel.
Il lui serre la main et part embrasser sa mère occupée à préparer le poulet aux pommes de terre et carottes du Dimanche midi.
- - Qu’est-ce qu’on mange ? s’enquiert-il
- - Petit plaisantin ! s’esclaffe-t-elle en le serrant dans ses bras, les mains levées au ciel pour ne pas le tâcher.
Depuis dix ans, tous deux rient de la même plaisanterie… C’est que, chez les Forest, les habitudes ont la vie dure !
Marcel s’éclipse pour « aller faire son tour » comme il dit. Pendant près d’une heure, il déambule, deci delà, dans la maison, dans le jardin, il s’imprègne de l’atmosphère du lieu de son enfance, de son odeur, il se prépare, et quand il se sent suffisamment tranquille, il regagne le salon, prêt à assister, en spectateur impatient, en acteur invisible et muet, au déroulement du repas.
La sonnette carillonne et le voilà debout, frétillant d’excitation devant le lever de rideau imminent.
Son frère aîné pénètre dans la pièce d’un pas pesant à en faire trembler le parquet qui proteste sous de tels coups semelles autoritaires. Son visage d’ordinaire crispé est aujourd’hui cramoisi, et c’est en vociférant qu’il s’adresse à Marcel :
- - Dis-donc, qu’est-ce qu’elle fout ta poubelle devant la maison ? J’ai dû chercher une place et avec le temps qu’il fait, j’ai bousillé mes godasses à 600 euros ! Regarde-moi ce travail, andouille !
A la suite de son frère, sa belle-sœur et ses neveux s’avancent, hautains, la mine à rallonge et, après un vague salut, s’affalent sur les fauteuils. Elle, elle pousse un long soupir affligé, les gosses, eux, plongent leurs nez dans leurs consoles qui émettent des bips aussi stridents que leurs propriétaires sont apathiques.
Ils sont en forme, Marcel se réjouit.
Le reste de sa famille arrive. Son plus jeune frère traîne une épouse à peine remise de la cuite de la veille et deux jeunes bambins hurlants, morve au nez.
« Eux aussi sont très en forme, » constate Marcel.
- - Maman ! S’il te plaît, pas d’apéritif, ordonne le proprio des godasses bousillées, on est pressés ! Et puis, ajoute-t-il après un long regard appuyé à sa belle-sœur, il y en a qui en sont déjà imbibés…
- - Tu précises ? aboie aussitôt l’alcoolique qui s’ignore.
Marcel se félicite – entre autres choses de ne s’être jamais marié – mais aussi de s’être couché de bonne heure la veille au soir et de pouvoir ainsi profiter pleinement de la représentation inédite qui se joue devant ses yeux. Entrer comme cela dans le vif du sujet dès le début du premier acte, c’est du jamais vu. D’ordinaire, il leur faut bien l’entrée et le poulet pour se mettre en bouche.
Aujourd’hui, c’est du grand art, de la haute volée et Marcel a bien du mal à cacher son enthousiasme devant un tel début de ce qui s’annonce être une performance…
Et, comme d'habitude, la suite Jeudi prochain, si Marcel le veut bien!