Silence dans la salle. Le juge va faire son entrée. Le procureur de la Couronne jette un dernier regard à son dossier. Il se dit que l'affaire est dans le sac, aucun doute sur la culpabilité de l'accusée. L'avocat de la défense tente de réconforter sa cliente, effondrée, les yeux hagards, ne comprenant pas vraiment ce qu'elle fait là. Elle se rappelle les événements qui ont suivi sa citation à comparaître, comme s'il s'agissait de la vie de quelqu'un d'autre. De quoi l'accuse-t-on au juste? Elle ne s'en souvient même plus. Et tous ces jurés la regardant pour voir à travers elle des indices de sa culpabilité.
Le juge entre, sans un regard vers la prévenue. Sa toge noire lui donne un air sévère. L'accusée est un peu déçue qu'il ne porte pas de perruques comme celles que l'on voit dans les films. Ç'aurait été un élément rigolo lui faisant un peu oublier ce cauchemar auquel elle prend part sans en comprendre le fonctionnement. Le juge s'adresse à l'audience, mais l'accusée ne porte pas attention à ses paroles, trop occupée à regarder ce double menton qui gigote comme de la gelée au rythme des mots. Elle réprime un fou rire et son avocat lui lance un regard sans équivoque: ce n'est pas le temps de rigoler. Puis, le juge arrête son regard sur elle et rappelle les chefs d'accusation : mensonge au premier degré, avec préméditation et leurre de bébé affamé. Elle reçoit le tout comme une gifle au visage: voilà qu'on lui fait un procès alors qu'elle n'avait que de bonnes intentions en agissant ainsi.
Elle est appelée à la barre des témoins pour l'interrogatoire. Elle a un air épouvantable avec ses longs cheveux bruns emmêlés, ses cernes mal dissimulés sous son maquillage rapido-presto et la tache de spaghetti sur sa robe achetée pour l'occasion. Ses ongles sont rongés jusqu'au sang et elle semble n'avoir pas dormi depuis des heures. Son avocat se lève et la rejoint. Il lui fait un clin d'oeil complice, tentant ainsi de la rassurer.
- Maman Bizz, vous êtes accusée de mensonge au premier degré et leurre de bébé. Vous souvenez-vous de l'événement en question?, lui demande son avocat.
Tout lui revient comme un flash brutal. Son insomnie continuelle parce qu'elle ne faisait pas ses exercices de yoga à chaque jour, la longue journée passée à faire du ménage et préparer un repas savoureux, son état de fatigue général, l'impatience de Bébé fille tout au long de la journée, son inquiétude quant à la possible carence de fer de Bébé fille pendant ses épisodes de refus de viande, le combat qui s'était effectué dans son cerveau concernant ses principes avant et après la maternité. Un tourbillon de souvenirs troublants l'envahit, elle se sent soudainement fiévreuse. Blême, elle répond:
- Oui, je me souviens très bien.
- Pouvez-vous expliquer à la cour ce qui s'est passé cette journée-là?, questionne à nouveau l'avocat.
- Ce matin-là, le réveil a été difficile parce que j'avais eu une longue nuit d'insomnie. L'amoureux est parti travailler très tôt, me laissant seule avec Bébé fille. J'étais d'humeur maussade et elle aussi. C'était la journée du ménage hebdomadaire. Lavage, époussetage, balayage, repassage, c'était le programme de la journée. Bébé fille voulait de l'attention, moi j'étais absorbée dans mes tâches de nettoyage. Au dîner, elle n'a mangé que quelques pâtes, en prenant soin de retirer la moindre parcelle de viande qui se trouvait dans la sauce. Ça faisait déjà plusieurs jours qu'elle refusait catégoriquement d'avaler ne serait-ce qu'une bouchée de viande. Je commençais à m'inquiéter sur la quantité insuffisante de protéines dans son organisme. Cependant, j'ai tenté de remédier au problème en lui offrant des cubes de fromage. Pendant sa sieste, j'ai préparé un rôti de porc pas piqué des vers, me délectant d'avance du délicieux souper qui en résulterait. À son réveil, nous sommes allées jouer dehors, je me suis dit que le plein air lui ouvrirait l'appétit. Puis, est arrivée l'heure du souper. Le coeur battant, je lui ai servi une assiette pleine de pommes de terre, concombre et rôti de porc. Je....
L'accusée prend une grande inspiration. Ces yeux s'emplissent de larmes. Elle prend une gorgée d'eau.
- Bébé fille a-t-elle mangé ses morceaux de viande?, demande l'avocat.
- N......non.
L'accusée éclate en sanglots.
- Non seulement, elle n'a pas voulu y goûter, mais en plus, elle les lançait partout dans la salle à manger, alors que je venais tout juste de laver le plancher. J'étais désespérée. Je ne savais plus quoi faire.
- Quels paroles avez-vous prononcées? Quels gestes avez-vous posés?, interroge l'avocat.
- Je l'ai grondée. Je lui ai dit de ne pas lancer sa nourriture. Et je.....j'ai......
L'accusée avale difficilement et bruyamment, comme si les mots étaient coincés dans sa gorge, se refusant à être prononcés. Puis, regardant ses mains, elle reprend:
- J'ai pris un morceau de rôti dans son assiette, le lui ai montré et j'ai dit: «Goûte, c'est un biscuit.»
Brouhaha dans la salle. Le juge rappelle tout le monde à l'ordre et demande le silence. Il fait signe à l'avocat de poursuivre.
- D'après les circonstances mentionnées précédemment, pouvez-vous affirmer qu'il s'agissait d'un cas de légitime défense?, questionne l'avocat.
- Objection votre honneur, s'écrie le procureur. Il est clair que l'avocat tente d'influencer le discours de l'accusée.
- Objection retenue, proclame le juge. Jurés, ne tenez pas compte de la dernière intervention de l'avocat. Veuillez vous contenter de poser des questions objectives à l'accusée, monsieur l'avocat.
L'avocat reprend sa question.
- Vous avez offert un morceau de rôti à votre fille en disant qu'il s'agissait d'un biscuit. Pourquoi?
- J'étais au bout du rouleau. Elle me torturait depuis des jours avec ses caprices alimentaires. Ma santé mentale était en jeu, je craignais même pour ma vie.
La suite demain.......