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L’épicier de nuit/6

Publié le 28 janvier 2011 par Sophielucide

6.   22 :00, l’heure des keufs, sinistre mais pratique ponctualité. L’heure bleue d’une nuit qui s’entame.  La veille, ils ont braqué à bout portant un petit couple d’ados qui courrait en traversant la route. La fille, penchée méchamment contre le capot de la voiture, le flashball sur la tempe, pleurait de tout son corps chétif tandis que le garçon, les mains bloquées dans le dos ne savait que répéter : on a rien fait !  Relâchés sans excuses, ils ont rebroussé chemin sans échanger cette fois leur baiser quotidien.

Alors Milo ? Les affaires marchent ? Prononce le chef en choisissant un Mars.  Combien ?

1 euro 20

Ben mon cochon, tu t’emmerdes pas.  Il a jeté les deux pièces sur le tapis de souris et avant que Milo ne s’en empare,  les recouvre d’une main gigantesque, suspendant ainsi le geste de l’épicier.  De l’extérieur, on pourrait presque croire à un jeu enfantin mais l’air de défi gisant dans le regard morne de l’officier de police fait baisser celui de Milo. Il s’agit de se comporter avec les représentants de l’ordre de la même façon qu’avec des chiens méchants : ne jamais les fixer dans les yeux sous peine d’attiser une haine latente. Prononcer des mots simples d’une voix la plus atone possible, et ménager ainsi leur susceptibilité en ne leur soumettant aucune aspérité, ni dans un vocabulaire châtié, ni dans un comportement suspect. Un quiproquo est si vite arrivé, bavure contre laquelle on s’assure.

On  t’a à l’œil Milo, ne l’oublie pas, finit-il pas lâcher en retirant sa main. Il déchire avec ses dents un morceau d’emballage qu’il recrache en soufflant,  et plante ses crocs de Rottweiler dans la barre chocolatée.  Lorsque le duo sort de la boutique, la cour s’est vidée au point qu’on entendrait presque les confessions intimes des postes de télé. Pour marquer le coup, le chauffeur silencieux fera crisser ses pneus, signal de la fin de la première mi-temps. Les lumières sous les porches se rallument une à une, les groupes se reforment et les conversations d’abord chuchotées reprennent petit à petit leur rythme cadencé au son des rires conjugués.

Si Milo a hésité, il ne regrette pas finalement d’avoir su refuser de choisir une arme dans l’arsenal qu’on lui a proposé. A force, il pourrait très bien trouver le moyen d’en faire usage. Comme tout un chacun, sa patience a des limites et la manière devenue systématique de se voir traiter avec une condescendance ressemblant comme deux gouttes de pluie acide au plus vil mépris, finirait bien un jour  par le faire sortir de ses gongs. Cela, il ne le voudrait pour rien au monde.  S’il a choisi ce métier d’utilité publique c’est peut-être aussi pour faire taire ses plus sombres velléités.  Ne pas céder à cette colère rentrée, héritée, générationnelle mais se faire une place, même humble, risible même.

En quelques minutes, l’épicerie se remplit. On veut savoir ce qui s’est passé. Du rien se montera une légende comme on aime s’en raconter dans les quartiers.  Celui de Milo est plutôt calme et la visite de la police en est une preuve incontournable. Il est de notoriété publique que les flics ne se déplacent que là où rien ne se passe. Mieux vaut créer l’embrouille que tenter de résoudre une insondable problématique qui n’est plus du ressort de la loi puisqu’elle repose sur une secrète injustice.  Ici, dans le quartier du centre de cette ville moyenne de 70 000 habitants, réside  encore une majorité de blancs, même si l’on n’a jamais compté les arabes dans cette catégorie.


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