Pour Lambert Schlechter
Celui auquel les rires enregistrés foutent le cafard / Celle qui découvre toujours de nouvelles têtes dans Closer / Ceux qui suivent le mouvement de la foule encerclée / Celui qui trouve que Marc-Edouard Nabe ne mérite pas sa réputation ni dans un sens ni dans l'autre / Celle qui déjoue la méchanceté d’une certaine France suffisante et coincée à la fois / Ceux qui lisent Le Murmure du temps sans stresser / Celui qui revient toujours à ces livres qui sentent bon la littérature comme Le retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Krleza découvert à vingt ans à Trieste dans le café d’Umberto Saba alors qu’il bruinait sur la ville / Celle qui cultive les amours difficiles avec d’autres femmes à cran / Ceux qui ont été heureux cet été-là à Positano où le personnage de Ripley est apparu à Patricia Highsmith qu’ils ont rencontrée au Miramar et avec laquelle ils ont eu un contact assez tendre / Celui qui se trouve plutôt bien à bord du Titanic actuel / Celle qui évoque la Révolution dite du jasmin avec un trémolo censé lui faire croire à elle-même qu’elle est concernée alors qu’elle n’est allée qu’une fois au Club Med de Djerba et que ça ne s’est pas superbien passé avec Brahim et les autres mecs qui n’en voulaient qu’à son chose et à ses dinars / Ceux qui disent j’hallucine chaque fois que tu sors une vanne inappropriée / Celui qui lance «à très vite» à ceux qu’il n’est pas autrement pressé de revoir / Celle qui a vécu des moments amicaux irremplaçables sans se rappeler précisément avec qui / Ceux qui découvrent les délices de la déconnection tout en restant hypersensibles à l’hypertexte / Celui qu’on cherche activement sur Facebook « dans l’intérêt de la famille » / Celle qui se planque downtown où personne n’aurait l’idée de la chercher / Ceux qui ne sont joignables que sur répondeur et seulement par identification vocale excluant les raseurs dont tu n’es pas mon chéri / Celui qui arrive de plus en plus en retard par réflexe de survie / Celle qui dit qu’elle est surbookée alors qu’elle lit tranquillement les notes rêveuse de cet écrivain luxembourgeois que lui a recommandé à l’époque l’adorable Gerhard Meier autre maître en rêverie / Ceux qui ont découvert Gerhard Meier par Handke / Celui qui relève une parenté certaine entre Le Poids du monde de Peter Handke et Le murmure du monde de Lambert Schlechter / Celle qui a pleuré comme une Madeleine lorsqu’elle a vu le film consacré à Gerhard Meier qu’on voit d’abord avec sa femme hyper-complice et ensuite sans elle à exorciser son chagrin dans son admirable Ob die Granatbäume blühen / Ceux qui ont fait le pèlerinage de Niederbipp comme d’autres ont fait celui de Carrouge pour goûter chez Gustave Roud / Celui qui profite de cette liste publiée sur Facebook pour faire remarquer à son ami Lambert que Meier ne s’écrit pas Meyer mais Meier / Celle qui a offert un exemplaire rare de la traduction française des Trois Ours de Tolstoï à Gerhard Meier le tolstoïen que celui qui rédige cette liste a retrouvé par miracle dans un lot de livres d’enfants de la bouquinerie de Philippe Jaussy, au lieudit Le Sentier, à l’enseigne de La Pensée sauvage / Ceux qui recopient ce matin serein (montagnes enneigées, ciel de traîne et silence sur le val suspendu) ces mots du Murmure du monde : «il y avait des hivers avec de la neige, il y avait des soirs avec des hirondelles, l’herbe poussait, et aujourd’hui l’herbe continue à Pousser », etc.
Image : Les Trois ours de Léon Tolstoï. Traduction française avec les dessins de V. Lebedev. Exemplaire ayant appartenu à Gerard Meier, auteur de Borodino.
(Cette liste a été établie en lisant Le murmure du monde de Lambert Schlechter, paru au Castor astral en 2006.)