Inquiet.
Tourmenté.
L'affaire me bouleverse.
J'en ai le souffle coupé.
Un homme a frappé à ma porte.
Il portait un chapeau genre Borsalino et il était vêtu d'un imperméable désuet.
Je n'avais jamais vu ce type.
Lui : "C'est pour un sondage".
Moi : "Ah".
Il m'a dit que cela irait vite, les questions, il les posait oralement et entendre les réponses lui suffisait.
Je n'ai jamais été sondé, l'idée ne me plaît pas, c'est dire si je ne me plains pas de ne pas entrer dans le moindre panel.
Lui : "Ce sont des questions simples".
Les questions simples sont rares, on ne passe pas son temps à répondre : "Oui, il nous reste du sel" ou "Non, il ne nous reste pas de sel".
Je redoublais de méfiance.
Je lui demandé d'énoncer ses questions, par curiosité.
Lui : "Faites-vous le tri sélectif de vos ordures ménagères ?".
Dans ma tête, j'ai répondu oui, mais dans ma tête seulement.
A voix haute, j'ai dit au mec : "Le thème des questions, c'est quoi ?".
Lui : "Il n'y a que trois questions".
Moi (intérieurement) : "C'est louche… Nom d'un chien que c'est louche…".
Moi (à voix haute) : "Non, pas le nombre, le thème des questions".
Lui : "On ne m'a pas parlé de thème, au bureau".
Moi (à voix haute) : "Votre questionnaire, il a bien un titre?".
Lui : "Non".
Moi (à voix haute) : "Le bureau vous a embauché comme quoi ? Enquêteur de quoi ?".
Lui : "Ah, ok. Vous voyez quand vous voulez, on vous comprend… Je suis enquêteur de citoyenneté".
J'ai dû avoir l'air ahuri.
Lui : "Je suis en charge de repérer les bons citoyens. Pour que le bureau se rende compte. Je peux continuer les questions -il n'y en a plus que deux - ou vous répondez au fur et à mesure ?".
Moi (à voix haute) : "Continuez…".
Lui : "Connaissez-vous vos voisins ?".
Moi (intérieurement) : à peu près, enfin, on trouve des sujets de discussion quand on a rien à foutre. Mais lui, ce type, en quoi ça le regarde ?
Lui : "Avez-vous remarqué quelque chose de bizarre chez vos voisins ? Un drôle d'air, chez l'un d'eux ?".
Moi (à voix haute) : "C'est quoi, un drôle d'air ?"
Lui : "Au bureau, ils n'ont pas donné de précision".
Moi (à voix haute) : "Admettons que je trouve une sale gueule à l'un de mes voisins. Que je tchache parfois avec, c'est d'ailleurs assez plaisant si ça n'arrive pas trop souvent et que je trie mes déchets, comment saurais-je si je suis un bon citoyen ?".
Lui : "Par courrier. Vous me donnez le nom de ce voisin, je transmets au bureau et ils gardent votre candidature".
Moi ( à voix haute) : "Ma candidature à quoi ?"
Lui : "A renforcer les troupes de sécurité officielles".
Moi (à voix haute) : "Vous vous rendez compte ?"
Lui : "Oui, la solidarité nationale se perd, je sais, je sais…".
Moi (à voix haute) : "En effet… Pouvez-vous me citer un exemple des conséquences désastreuses de cette déliquescence ?".
Lui : "Un autre exemple que celui que je viens de vous donner ?"
Moi (à voix haute) : "Oui".
Lui : "Je n'en vois pas…".
Moi (à voix haute) : "C'en est un" (et j'ai flanqué la porte).