7. 23 :00. A soixante minutes de la fermeture, chacun des gestes de Milo s’opère au ralenti. C’est une heure incertaine durant laquelle il n’est pas question de relâcher l’attention. La prudence est de mise ; il a déjà rangé son livre dans le sac à dos posé sur sa chaise. Les billets sont planqués dans la poche de son jean. Il sait au centime près le montant de sa recette du jour qu’il a comptée et recomptée au fur et à mesure de ses ventes. Du plus loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été fort en calcul mental que ses profs à l’école louaient lamentablement : vous avez ça dans le sang, s’est-il entendu répéter pendant sa scolarité. Il se souvient avec une étonnante netteté le jour où il a pris connaissance de l’existence des chiffres arabes. Sa fierté de le clamer à l’heure du dîner alors que toute la tablée s’était esclaffée. Il s’en était vexé au point de ne plus jamais raconter quoi que ce soit de ses journées d’école, encore moins des humiliations endurées, ces petites remarques anodines ponctuant ses échecs. Le petit dernier de la famille avait, depuis cette période, développé ce que ces mêmes profs nommaient un « caractère ombrageux », une personnalité impossible à cerner. Si on aime Milo ce n’est certainement pas grâce aux efforts qu’il pourrait fournir en la matière. Rien que le mot le rebute.
Milo n’est pas bavard mais son écoute est grande, à la hauteur de sa curiosité. C’est pour cela sans doute qu’il lit autant. Des ouvrages traitant de botanique ou de chimie, mais plus généralement tout ce qui lui tombe sous la main. Cette habitude date de son hospitalisation, à l’âge de dix-sept ans, suite à sa première crise d’épilepsie. La première et dernière fois qu’il mit les pieds dans une boîte de nuit. Les médecins avaient alors diagnostiqué une épilepsie myoclonique juvénile, dite photosensible, et il se souvient en effet nettement du stroboscope au dessus de la piste de danse, qui exerça sur lui une fascination telle qu’il n’avait pu en détourner le regard. Le neurologue qui le soigna lui fit découvrir David B. et sa bd culte, « l’ascension du Haut-Mal » qu’il relit régulièrement depuis. Lorsqu’il avait quitté l’hôpital, le docteur l’avait assuré que s’il suivait sa prescription, ils n’étaient pas censés se revoir. Alcool, tabac et drogues étaient donc proscrites ainsi que la télé qui ne l’avait d’ailleurs jamais intéressé plus que cela. Il ne connaîtrait pas non plus les joies des joueurs fanatiques sur PlayStation, mais cela aussi lui était égal. La lecture le contentait, il s’en nourrissait comme d’une plante apaisante aux vertus innombrables. Il n’a pas renoncé à la marijuana qui règle plutôt bien ses problèmes d’insomnie. Après deux rechutes en deux ans, il n’a, depuis vingt ans, été victime d’aucune nouvelle crise. Il se souvient bien comment sa mère avait parlé à ses voisines de cette maladie ; elle se serait presque réjouie de ce nouveau mot dans son vocabulaire qu’elle suçait comme un bonbon : épilepsie idiopathique ! Évidemment on n’avait retenu que les premières syllabes et se faire passer dans le quartier pour l’idiot de service, avait servi finalement à Milo. On lui foutait une paix royale et il usait et abusait de ce sésame. Il repense souvent à ce neurologue et s’interroge encore sur un épisode essentiel de sa vie dont il ne conserve aucun autre souvenir. Socrate, Molière, Flaubert, Dostoïevski, pour ne citer que ses préférés ont tous souffert de ce même mal étrange !
Au fond du tiroir de la caisse enregistreuse repose la canule de Guedel, qu’il lui arrive de manipuler machinalement. Ce petit engin en plastique est le point d’interrogation de son existence, dont il n’a toujours pas trouvé le moindre sens. Il s’est cru un génie, le voilà épicier, long is the road, soupire-t-il mais dans le sourire naissant de ses pensées, demeure, intacte la même étincelle, dont il n’a jamais vraiment su que faire. Comme si, extérieure à lui, infiniment patiente elle attendait la pierre qui enfin révèlerait un pouvoir extraordinaire à son hôte désabusé.
Lorsqu’il revient à des pensées plus terre à terre, il s’aperçoit enfin de la présence de son client, de l’autre côté du comptoir, le fixant sans montrer le moindre agacement.
Excusez-moi, monsieur, la fatigue sans doute, bredouille Milo qui n’ose pas lui demander depuis combien de temps il se trouve là.
Vous paraissiez si habité, que je n’ai pas voulu vous interrompre. Je ne suis pas pressé, ne vous excusez pas. C’était un beau spectacle, je suppose que c’est moi qui devrais vous en remercier.
Mal à l’aise, Milo ne répond rien, se concentre grâce à l’étal aux épices qui le renvoie à sa fonction :
Vous désirez ?
Avez-vous du champagne au frais ?
Au frais, je crains que non, mais sinon, vous en trouverez derrière vous, au rayon des alcools, juste à côté du vin. Un instant, je vais vous montrer. Vous savez, un petit quart d’heure au congélateur et…
Parfait, je vous suis jeune homme.