Description de passage 25 - Le parfait inconnu

Publié le 31 janvier 2011 par Mari6s @mari6s

Abdel est né et a grandi au Maroc. Il est arrivé en France à seize ans, en 1997, et a passé cinq ans en Espagne. Il a appris l’espagnol sur place, en plus de l’arabe et du français – mais comme il ne parle pas anglais, il considère que ça ne vaut pas grand-chose, en France en tout cas.

Il a travaillé pendant des années en interim et CDD – bien payé, mais pas moyen d’obtenir un crédit. Maintenant, il manipule des palettes. Son dos en pâtit, mais au moins c’est un CDI.

Il arrive dans mon compartiment de train presque une demi-heure après le départ. Il s’installe à côté de moi alors que les deux autres passagers se sont assis le plus loin possible ; il me souhaite un bon appétit quand je sors mon sandwich, alors que les autres n’ont même pas croisé mon regard.

Il commence à me parler de façon très naturelle. Assez fort, et je crois que ça énerve un peu nos compagnons de voyage. Il est parfois un petit peu lourd, mais surtout spontané. Il parle avec ses mains, et à plusieurs reprises mime un mot qu’il a sur le bout de la langue – de façon diablement efficace. On échange quelques mots en espagnol, et puis on se tutoie.

Il me parle de la vie d’avant, du régime alimentaire de ceux qui travaillaient la terre, de leur façon de vivre tous ensemble. De l’Espagne et des Espagnols, de leur habitude de sortir le soir, des plages et des bazars de son oncle à Almeria. Des impôts et des cotisations pour la retraite, des 300€ en moins sur son salaire tous les mois, tout ça pour peut-être mourir un an après la retraite… De notre cher Président et de son langage très classe.

Lorsque l’on arrive à sa gare, il me recommande de faire attention à moi, de garder la pêche et de ne jamais perdre espoir. Il me serre la main chaleureusement et dit qu’on se reverra peut-être.

J’ai passé une demi-heure avec Abdel aujourd’hui. Un parfait inconnu. Dont je connais à présent le prénom, l’histoire, certaines opinions. Si je le croise à nouveau, je le reconnaîtrai. Un vrai contact humain au milieu de non-rencontres, de fantômes au regard fuyant, là et ailleurs à la fois.

Nous sommes tous de parfaits inconnus avant de nous connaître. Il ne tient qu’à nous de ne pas le rester.

400 mots - le 11 janvier 2011