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L’épicier de nuit/8

Publié le 31 janvier 2011 par Sophielucide

L’épicier de nuit/8

8.   A minuit, les deux hommes sont toujours plantés devant le rayon alcool de l’épicerie de nuit. Milo tente de cacher son impatience tandis que son client a finalement porté son choix sur une bouteille de champagne rosé, qu’il fait tourner dans le creux de sa main comme s’il avait entrepris d’en compter les bulles. Lorsqu’il se penche et esquisse un geste hésitant pour la reposer, Milo la lui prend des mains et la range à sa place.

Je vous embête là, je le vois bien…

Du tout….

C’est que je me demande  maintenant, si une visite si tardive de va pas effrayer mon hôtesse. C’est une vieille dame, voyez-vous, même si dans mon cœur elle restera toujours la jeune fille timide que j’ai connue. Ne pourriez-vous la lui porter demain ?

Avec plaisir, laissez-moi son nom et son adresse…

Madame Renée …

Ah ? Mais je la connais, une dame exquise

N’est-ce pas ? Alors c’est entendu ? Si vous m’accordez encore un instant, je vais lui écrire un petit mot, vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Vous avez de quoi noter ?

Milo rejoint son comptoir, sa bouteille à la main et lui tend une page de son carnet.

C’est tout ce que j’ai. Cela fera 27 euros. A quelle heure souhaitez-vous que je livre ?

A votre guise, jeune homme. Votre heure sera la mienne. Voici et gardez la monnaie pour le dérangement.

Le temps que Milo scotche le petit papier sur la bouteille qu’il s’apprête à mettre au frais, l’homme a déjà disparu. Bon vent, pense-t-il, soulagé de s’être enfin débarrassé de ce curieux client qu’il voit maintenant marcher très lentement comme s’il déambulait dans un musée, les mains dans le dos, la tête levée.

Cinq minutes plus tard, il tire enfin le rideau de fer de son magasin et rentre chez lui à pieds, à quelques deux cents mètres de là. Épuisé, il s’affale sur son lit et dort d’une traite jusqu’à cinq heures.

En temps normal, il ne retourne jamais à l’épicerie avant midi, juste après avoir avalé un sandwich mais ce jour là, guidé par sa curiosité et peut-être habité par le rêve imprimé par le client de la veille, il décide de démarrer la journée par sa livraison. Il tient à se débarrasser de ce fardeau pour que ce lundi débute vierge, qu’il puisse y consacrer son énergie, sans s’encombrer du plus petit mystère, de la moindre émotion.

Milo passe par la porte de derrière, qui donne sur la réserve. Il ne tient pas à ce que le fracas suscité par l’ouverture de la grille rouillée n’encourage un quelconque chaland à se manifester. Il cherche la bouteille dans le réfrigérateur, ne peut que constater que l’encre sur le papier scotché à la bouteille s’est diluée. Heureusement qu’il connait l’adresse de madame Renée ! Elle habite à l’entrée B, la plus proche de l’épicerie, au rez-de-chaussée. Elle est donc une des rares à bénéficier d’un petit jardin de quelques mètres carré. Lorsqu’il sonne à la porte, il est étonné de sentir son cœur battre la chamade. Il entend des pas traînants s’approcher, recule un peu afin que la vieille dame le remette et se fend d’un sourire avant de hausser la voix pour s’annoncer.

C’est Milo, madame Renée, l’épicier ; j’ai une livraison pour vous.

Mais ? Je n’ai rien commandé ! Une petite minute, je vous ouvre.

Les cinq tours de clés dans la serrure de la porte blindée prennent une éternité ; la porte s’ouvre enfin :

Entrez,  vous êtes en plein courant d’air.

Milo ne se sent pas le courage de refuser ; il sait bien que les visites chez les petits vieux se font rares et puis, à son grand étonnement, il accepte la tasse de Ricoré que Madame Renée lui propose.

Ce doit être une erreur, mais ce n’est pas grave. Errare humanum est.

Non, je ne crois pas. Mais je suis confus, je n’ai pas eu la présence d’esprit de demander son nom au monsieur…. Peut-être l’avait-il noté sur le papier, mais voyez….

Du champagne ! Mon dieu, mais en quel honneur ? Cela fait des lustres que je n’en ai pas bu. Et du Dom Pérignon rosé ? Ma marque préférée, comme tout ceci est mystérieux, un prétendant, vous croyez ?

Madame Renée rit, la main devant la bouche,  et ce charmant spectacle enchante Milo, il ne saurait dire pourquoi. Ou tout simplement parce que ce petit intermède insignifiant pour lui durera encore longtemps pour la vieille femme, maintenant suffisamment  excitée pour aller chercher dans un vieux buffet de la salle à manger plongée dans la pénombre, une boîte de madeleines.

Elles sont un peu dures mais trempez les dans le café, à la bonne franquette, continue-t-elle d’ironiser. Je dois vous sembler ridicule mais c’est tellement risible, ne trouvez-vous pas ? Une erreur, sans aucun doute. Mais c’est si drôle, excusez-moi….

Il a bien prononcé votre nom et a précisé qu’il vous connaît depuis très longtemps. Un parent peut-être ? Puisqu’il connaît vos goûts. Quoi qu’il en soit, conclut Milo en se levant, cette livraison ne concerne que vous.

Attendez, il est à peine neuf heures, vous avez un peu de temps, non ? Oh, j’ai une somptueuse idée ! Puisque cette bouteille m’est destinée, vous la boirez avec moi !

Je regrette, madame Renée, cela aurait été avec plaisir, je vous assure, mais je ne bois pas d’alcool et finis très tard, comme vous savez…. Je suis à peu près sûr que le curieux expéditeur se montrera dès aujourd’hui. Il n’a pas osé vous réveiller hier, mais aujourd’hui….

Bon, puisque vous le dites. C’est peut-être mieux ainsi, vous avez raison. Que penserait-il s’il débarquait et constatait que sa bouteille a été consommée… Oui, merci de votre conseil, Milo et sûrement à plus tard, j’ai quelques courses à faire…. Oh, j’y pense ! Pourriez-vous me donner un coup de main ? Voyez, mon volet est coincé, je vis dans le noir depuis bientôt deux semaines.

M’enfin madame Renée, pourquoi ne pas avoir appelé Pid ? C’est son boulot, mais je vais jeter un œil.

Oh, cet incapable ne m’aime pas ; chaque fois que j’ai un service à lui demander, monsieur est aux abonnés absents.

Ça m’étonne. Vous pouvez faire un peu de lumière que je puisse regarder ?

Milo répare le volet coincé comme il peut, en le remontant aux trois quarts. Par sûreté, il demande à la vieille dame de lui montrer les coordonnées de Pid. Comme il s’en doutait, le numéro est mauvais, il manque l’indicatif ajouté il y a des années

Mais oui madame Renée, forcément, il faut ajouter le 04. Le reste du numéro est correct, j’en toucherai un mot à Pid, ne vous en faites pas, il passera.

Le regard de Milo balaie la salle à manger poussiéreuse. Sous de petits napperons, posés sur le buffet antique, des dizaines de photos s’offrent à sa vue dans des cadres argentés. Madame Renée le prend par le bras : c’est mon musée intérieur, il ne reste que moi….

Milo s’approche de la plus grande de toutes, une photo de mariage. On y reconnaît bien Renée, à son sourire mutin mais aussi son mari : le client de la veille !

C’est lui !

Madame René a lâché son étreinte. Elle ne sourit plus du tout à présent. Elle a même l’air terrorisé et ne réussit qu’à bredouiller, tout en le poussant sans ménagement.

Merci pour le volet, au revoir.

Mais je vous assure ! Je ne peux oublier son regard ! C’est lui !

Je ne doute pas de votre humour décapant, jeune homme ! Allez vite raconter cette anecdote à vos amis, ils seront sûrement, comment dites-vous déjà ? Morts de rire, c’est ça ? Mais sachez que mon Robert est décédé il ya trente ans, aujourd’hui ! Partez maintenant, je ne veux plus vous voir.

Excusez-moi. Vraiment, je suis désolé. Je me suis trompé, et je me suis montré indélicat, vraiment je suis navré. Cela n’a rien à voir avec un coup monté, ne croyez pas cela. Je suis ….

Les cinq tours de clé ont cette fois été tournés avec une impressionnante célérité. Sur le pas de la porte, Milo ne peut que se frapper le front du plat de la main : quel con, mais quel con !

FIN du premier chapitre (et de la publication ici)

MERCI


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