Le Miroir de Rosie

Publié le 22 janvier 2008 par Eric Mccomber
20 janvier. Ça a fait six mois aujourd'hui. J'ai débouché le Château de Brousse dès mon réveil. Le même qu'on avait emmené aux champs en pique-nique, quelque jours avant son départ, et dont j'ai conservé la bouteille. Je me souviens que sans s'être consultés, nous amenions toujours exactement ce que l'autre avait oublié, et que nous ne manquions miraculeusement jamais de rien. Chaque fois, ça tombait parfaitement. Ce jour-là nous avions pédalé jusqu'au bout du canal, puis encore jusqu'à l'extrémité de la jetée. Fallait passer sous une clôture, risquer une lourde amende. Nous en avions bien ri. Là nous avions étendu ma couverture. Elle avait fait apparaître un délicieux fromage, glané à l'autre bout de la ville, dont elle me vantait depuis des mois les mérites. Je n'avais rien de tel à proposer, mais je n'étais pas peu fier de mon matos de bourlingueur, le Laguiole, l'Opinel, la nappe bien épaisse aux carreaux ensoleillés. Quant à elle… La Vivante… Les passagers des embarcations qui longeaient la rive la fixaient. Scintillante étoile, dont tous les yeux s'étonnaient chaque fois. Consensus universel d'ébahissement. Presque désinvolte, je brisais le belge, je tranchais le gendarme, je déballais l'auvergnat… Je disposais les fruits, les noix, les olives… un sourire confiant et serein au visage. Je fumais un Quintero pendant qu'elle photographiait au zoom les crustacés agrippés aux fontes rouillées de la digue. Je me disais en mon for que oui, même moi, je pourrais être heureux toute ma vie, je pourrais vieillir rieur, charmant et… papa.
•••
J'émerge de ma chambre complètement amorti, vers 23h. Pas sorti de la journée. Je m'affale dans le grand fauteuil du bar et je bois. Le temps s'étire… Je me retrouve en compagnie de LeTonnelier, d'un Allemand hyper sympa et des stagiaires. Nous y allons au XO… genre, pas des hannetons, ni des asticots (Ulf est représentant pour Hambourg chez Hennessy). Ça niaise pas ! Minuit sonne au clocher du village. Douze bons coups… LeTonnelier veut les stagiaires, les stagiaires veulent monter dormir, Ulf me veut, et moi… je me prends tout à coup à vouloir ma Rosie.
Je me lève comme dans un rêve et j'escalade les marches jusqu'à ma chambre. Je jette mes vêtements partout comme on le fait pour une baise vorace !… Mon amante est dehors. En aluminium du Lac Saint-Jean. Je passe mon cuissard, trois maillots, mes chaussures de cuir… Je prends pas la peine de verrouiller !… Je dévale les escaliers… J'ai pas attaché mes cheveux !… Le phare dans une main, les gants dans l'autre… Ouh !… Ouh !… Il me la faut ! Ouh !…
Elle roupille. Je la réveille d'une tendre chiquenaude sur le siège.
— Ross !
Je la tire doucement à moi. Je sens son corps qui s'allonge, frémit et frissonne. Depuis le temps qu'elle dort seule. Je me penche sur elle et lui fixe la batterie au porte-bouteille. J'insère la culasse du phare en un tourne-main. J'empoigne les deux connecteurs et je les glisse en place. Clic. J'entortille la bouclette du fil autour du guidon. Je pousse le gros bouton rouge. Clic. Que la lumière fuse !… J'allume aussi la petite tortue bleue sur la tri-barre et les réflecteurs arrières. Un cycliste la nuit en plein hiver, sur les routes de campagne… Faut ce qu'y faut…
Je mène Rosie par la bride jusqu'à la porte du lobby et nous traversons ensemble l'hôtel, parce que le garage est encombré de voitures. Je souris aux deux ou trois badauds qui hantent le hall. Je pousse la porte de l'Héritage. Me voilà sur les pavés. J'enfourche. Rose se carre entre mes cuisses. Ajustée à la perfection. Je pose les mains sur la guidoline. Je glisse les orteils dans les cales. Sans que je n'aie à y songer, mes jambes impriment le mouvement… Nous roulons. Sans le moindre chargement, les pavés ne sont pas désagréables. Hop ! Hop ! Hop ! Andiamo !… Les rues, les fêtards, les toitures… Tout passe… Tout se fond… La ville se délave. Devient une écoline… Un lavie… Une fresque sépia…
La Charente. Je m'arrête au milieu du pont. Je traverse. Puis je sors ! Exit le refuge… Les kilomètres de noirceur inconnue… Des tendre fraîcheur… Idéale… Villages… Maisonnettes… Fermes… Vignes… Côteaux… Terres acides… Humides… Trésors de boue… Richesses de poussière… Butins organiques… Je crois sentir l'orgone engourdie, monter des sillons, s'enrouler contre mon corps, me caresser les mollets, me mordiller la nuque… Je roule… À un moment, j'éteins le phare. Je me laisse guider par la nuit. Les lances argentées de la lune posent leurs doigts cristallins sur les cambrures des collines. Je m'arrête à un carrefour. Dans l'obscurité, j'aperçois un bonhomme aux cheveux longs. Un vieux rocker, assis sur un tonneau. Je descends de selle. J'approche. Je rigole un peu à voir son déguisement. Genre de Français qui se la joue Peau-Rouge. Je me dis que je vais lui en donner pour son argent.
— Kweï !
Il me fixe. Doit avoir fumé des escargots, le vénérable cougnât ! Il répond rien. J'insiste.
— Kweï-kweï ! ron:kwe !
— Wenhniseri:io.
Woah. Tous mes poils se hérissent. Woah. Il a poussé loin son truc, le vieux Charentais. Belle journée, en effet. Doit avoir une cabane à Valleyfield !…
— Io'tarihen natste.
Il acquiesce. Je remarque qu'il est habillé très légèrement, comme moi. Les gens du coin portent des anoraks !… Je suis pris d'un élan d'amour pour ce fossile excentrique. Je souris. Je me reconnais. Je voudrais bien vieillir en doux dingue, comme lui. Eh eh… Quand même, un doyen qui parle mohawk en plein milieu de la Fine Champagne… Je l'examine. Il a toute la panoplie. Il s'est déchiré le cul, côté sapes. Les mocassins, la veste de cuir, les franges… tout… Il a dû se pâmer pour Jack London, tout môme, ne s'en être jamais remis… Bon, assez, uhm !… Présentations…
— Vous êtes du coin, cher monsieur ?!
— Arhrhhrrrh.
— Uhm ?!
— Blast yer arse, ignorant fool !…
Estomaqué… Je passe tout près de lui en flanquer une. Moi qui suis si poli. Puis, je déteste les gens qui parlent anglais dans les pays francophones, qui croient que les tanks et les atomiques de l'Oncle Coke ont déjà tout acheté. Je tourne les talons. Gros effort de self-control. J'embarque sur Rosie et je file sans demander mon reste. Décrépit !… Vétuste !… Baderne !… Ah… Je bougonne. Il m'a gâché ma belle nuit ! Je rentre, merde. Je me boirai un demi-litre pour me calmer.
Colline… Courbe… Pont… Je rame en danseuse, incapable de m'essouffler. La côte du village en dix coups de pédale. Rue d'Angoulême. Les bars se vident. Des blaireaux partout. Un gros véhicule gavé de saoulards me bloque le chemin. Le conducteur ne regarde pas. Il ne m'a pas vu. Je ralentis. Il avance en louvoyant. Incertain. Ses potes lui parlent. Ils font jouer de la techtonique. Ça y est, il me coupe complètement. J'applique les patins, vif. Rosie répond au quart de poil !… Brave fille. Nous sommes immobiles, en équilibre. J'attends de voir son prochain geste. Ma tribarre bute presque contre sa portière. Je pourrais ramponner l'aile de sa caisse tellement il me colle. Tout à coup, il recule… Je barre le guidon et j'enfonce la pédale ! Clac. Mon genou a percuté mon rétroviseur. Je plonge à gauche, entre deux voitures garées. Tant pis pour l'équipement… Éviter de se faire écrabouiller par l'autre ruminant ! Il ne m'a toujours pas vu. Un piéton qui n'a rien raté s'exclame :
— Ça alors !… Le Niant !… Le bênet ! Oh le fourneau !… Oh !…
J'adresse un sympathique sourire au monsieur. Débarrassé du déficient motorisé qui a fini par décider qu'il partait skier à Lanzarote, je place Rosie sur sa béquille et je défais le phare, pour essayer de retrouver le miroir, qui s'est barré par terre. Rien à faire. Je me retrouve à quatre pattes sur l'asphalte mouillée. Je finis par le localiser, mais il a été glisser directement sous un gros quatre-quatre. Je ne vois pas comment le récupérer. Je regarde la base articulée qui reste là, fixée dérisoirement au guidon. Je constate que c'est cassé. Ça doit se coller, mais boah. J'en ai marre. Je me relève, je monte Rosie et je donne un coup de pédale. Le traînard m'a regardé faire. Je passe juste à côté de lui en haussant les épaules, content d'avoir un témoin de mes tribulations. Il sourit d'un air sage et me jette, convainquant :
— Reviens demain, t'auras qu'à le ramasser. Il y sera encore.
— Personne ne recycle !
— O:nen !
Je roule trois cent mètres. Quoi ? Je freine. Je me retourne. Le bonhomme est parti. Je me dis que c'était mon tricératops du carrefour, mais sans son déguisement grotesque. Je retourne voir. Rien. Il a disparu. Bon. Je rentre.
Plus de miroir. Je ne peux plus regarder derrière. Ça devrait m'inquiéter, mais je n'ai pas peur. Puis, je me dis, ce gadget, c'est du poids de moins. Quelques grammes de gagnées. Je roule sans me soucier des possibles accidents.
***
En après-midi, après avoir mangé un petit croissant sur la terrasse du Renaissance, je pars à la recherche du rétroviseur arraché. J'arrive sur les lieux. Il n'y a pas un seul véhicule garé sur la place. Je m'approche de l'endroit où je crois avoir vécu l'incident. Par terre, une petite chose noire. Je dois me pencher pour y croire, mais c'est bel et bien mon rétro. Il est tout sale. Un pneu a laissé une marque boueuse dessus, mais sans le briser. Le verre est recouvert de graisse, de gouttelettes et de saleté, mais j'y distingue ma sale tronche cernée. Ho, ho !… L'avait raison, le vieux brindezingue ! Je rentre à la maison en réfléchissant à la possibilité d'une réparation. Uhm… Sabler, coller… Où acheter ça en France… À qui demander où acheter ça en France… J'ai encore sur la langue le goût de l'excellent café que m'a servi LeTonnelier il y a une heure. Trois jeunes filles croisent ma route, habillées comme pour une opération de sauvetage en Antarctique. Elles regardent mes jambes nues. Pensives. Eh. Chez-moi, d'où je viens, fait -30, à l'heure qu'il est. Je leur rappelle en souriant qu'il fait beau :
— Teionien'kwata:se, les filles !
—© Éric McComber