C’est entendu, « le monde bouge », et l’on nous somme de toutes parts de nous intégrer joyeusement au mouvement. A gauche par haine des vieilles traditions forcément réactionnaires et obscurantistes, à droite par nécessité de ne pas se laisser déborder par la concurrence, de quelque nature qu’elle soit et d’où qu’elle vienne. La révolution a gagné. Elle est l’indépassable mot d’ordre d’un Occident qui s’est trouvé là le souffle que ne lui donne plus sa force créatrice. La révolution, dans la nouvelle mythologie occidentale, se décline dans tous les avatars de notre vie sociale comme un refus absolu d’envisager notre inscription dans une généalogie, c’est-à-dire autant notre condition d’héritiers que notre responsabilité envers les enfants à venir.
Aussi, à tous ceux que François Bégaudeau consterne, à tous ceux que Joy Sorman afflige, à tous ceux qui jugent Daniel Cohn-Bendit parfaitement ringard, à tous ceux qui ne supportent plus les leçons de ces vieux jeunes étalant devant leur public leurs tristes tentatives pour demeurer adolescents, à tous ceux qui ne croient pas que faire du passé table rase nous prépare un avenir radieux, mais à tous ceux, également, qui ne croient pas que plonger tête baissée dans toute nouvelle lubie proclamée « moderne » soit un progrès pour l’humanité, il est un petit livre qui apparaîtra comme un havre salutaire.
Oser l’éloge du conservatisme, quand on a achevé sa troisième décennie et ouvert la quatrième en ce début de XXIème siècle, vous a quelque chose d’un Cyrano moderne. Mais Nathanaël Dupré-Latour, qui signe cet essai aux antipodes des postures convenues, n’aveugle pas le lecteur par un panache de pacotille et des ronds d’épée dans l’eau. L’Instinct de conservation (éd du Félin) est simplement un très grand petit essai ; un livre empreint, non seulement d’intelligence, mais de cette profonde humanité que seuls portent ceux qui parlent pour l’avenir.
Car l’auteur ne se laisse pas porter par une quelconque vague de contestation du « politiquement correct » en se gargarisant de sa propre liberté de pensée, il ne cherche pas à s’inscrire dans un courant ou à profiter d’une supposée mode. Il récuse d’ailleurs le terme de « réactionnaire », posture qui, selon lui, trouve sa « raison d’être dans l’adversité qu’il rencontre », et lui préfère l’humilité du conservateur qui « se situe en deçà – ou au-delà – de cette adversité, en deçà – ou au-delà – de la lutte elle-même », qui « ne s’oppose pas, tout au contraire » et « propose à peine », mais qui « cherche simplement à continuer ». Il trace un sillon. Celui qui consiste à assumer la responsabilité du monde pour les générations à venir. A travers l’évocation de cette Europe sans racines que nous édifions, de cette dette abyssale que nous creusons, et de ces ressources naturelles que nous épuisons, il dresse un portrait de l’Occident oublieux de son histoire et de ses mythes, et qui, même dans son école, a voulu effacer sa propre mémoire.
« L’écologisme, écrit-il à rebours des grande théories de l’écologie politique actuelle et de ses brillants porte-parole que sont Cécile Duflot ou Noël Mamère, est par nature un conservatisme, jusqu’à souhaiter parfois (la deep ecology) un monde musée dans lequel le spectateur humain n’aurait plus aucune place. Entendons-nous bien : pour un humanisme conséquent, le problème n’est pas tant que des insectes meurent, la diversité n’étant pas forcément souhaitable en tant que telle (quid de la préservation, voire de la production d’espèces dangereuses pour l’homme ?) ; mais que la disparition des insectes et les perturbations de notre écosystème entraînent des bouleversements d’une nature telle qu’ils puissent nous faire retourner à la barbarie. »
Le ton est donné. Nathanaël Dupré-Latour a ce courage de plume de celui que n’aveuglent pas les modernes totems. Il ose écrire le mot « morale », le mot « ordre », et parce qu’il les définit avec intelligence, ces mots retrouvent leur noblesse et se dépouillent des scories dont veulent les affubler les contempteurs professionnels des « heures les plus sombres de notre histoire ». Car la morale est une exigence envers soi-même, comme l’ont oublié ces libertaires qui ont préparé avec zèle l’avènement d’un libéralisme qui n’a plus rien du libéralisme politique de Tocqueville, mais tout d’une moderne « caserne » où « tout serait à vendre, c’est-à-dire où tout potentiellement devrait être vendu ».
Récusant Claude Lévi-Strauss, et sa phrase, « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », sorte de talisman des angélistes, il observe que « l’une des distinctions fondamentales que la modernité comme « passion du neutre » tend à effacer est celle qui sépare la barbarie de la civilisation. » Or, cette distinction est au cœur du déploiement de la pensée occidentale, depuis la démocratie grecque jusqu’à ces Lumières qui purent théoriser les Droits de l’Homme. « Le civilisé, écrit-il, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie comme une possibilité d’être en tout homme, à commencer par soi-même. C’est celui qui a vaincu en lui la barbarie, ou qui s’efforce d’y parvenir. »
Car l’Instinct de conservation se paye également le luxe de reprendre les Droits de l’Homme à ceux qui les ont kidnappés pour mieux les confondre avec les droits de l’individu. Et l’on trouve là comme un écho du personnalisme d’Emmanuel Mounier, c’est-à-dire cette recherche d’une voie originale, qui ne soit ni l’écrasement de l’Homme par l’Etat totalitaire (l’auteur est un spécialiste de la dissidence tchèque), ni la plongée dans un capitalisme consumériste vidé de sens. « Rien ne limite l’errance politique comme la conscience, héritée de la considération du passé, que tout n’est pas possible. » L’avenir ne s’érige pas sur une table rase, mais sur la connaissance intime de ces récits et de ces mythes qui nous constituent. Et ce livre les visite et les relit.
Surtout, il réhabilite cette si belle notion de « vergogne », déclinaison moderne de l’aïdos grec, à la fois honneur et pudeur, qui pose en chacun de nous les limites à ne pas franchir. « Immodeste et sans vergogne, l’Occident gagnerait à retrouver cette retenue, cette réserve qui correspond à l’art de maintenir l’ordre privé séparé de l’ordre public. » Et lorsqu’il évoque, au moment de clore son livre, ces voyageurs russes qui, avant de partir pour un périple, s’asseyent au seuil de leur isba pour une « méditation sur le foyer, l’ordre des choses et l’aventure humaine », c’est pour nous rappeler que l’on ne peut bâtir « avec le souffle de l’audace » les cathédrales à venir, ces « temples de ferveur » dont rêvait Saint-Exupéry, sans un ancrage profond et des fondations qui nous disent à chaque instant ce que nous sommes.
Nathanaël Dupré-Latour: L’Instinct de conservation; éd. du Félin; 138 pages; 10,90 euros
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