Magazine Nouvelles

Léandro

Publié le 01 février 2011 par Banalalban

Léandro a fini par écrire LE texte poétique de l'Argentine.

Son long poème en forme de livre sur les murgueros a été acclamé dans tout le pays et le monde entier. Tous les lecteurs l'ont encensé, les critiques aussi. Il a été reçu par le gouvernement et amplement félicité. Il a reçu de nombreuses décorations, des hommages. Une rue porte son nom à côté de l'avenue Belgrano. Il est devenu une icône, un représentant de l'Argentine à l'étranger. Il ne passe pas un seul jour sans qu'il soit mentionné quelque part. Les dignitaires de passage dans le pays veulent tous le rencontrer, rencontrer celui qui a dépeint mieux que quiconque l'Argentine, celui qui en a fait une vitrine, en parlant du peuple, des danses et de l'oubli. De l'extase, de l'ivresse de l'extase, du sens intrinsèque de l'extase. De l'abandon de soi. Il est devenu l'écrivain du siècle voire du millénaire.

Quand on pense murgueros, on pense Léandro. Et lui est très heureux.

J'aimerais leur dire que derrière Léandro il y a eu une femme _ moi _ une poétesse sans talent qui n'a jamais été capable d'écrire une seule ligne qui ait du poids, de l'ampleur. Leur dire que derrière ce magnifique texte sur les murgueros, il y a eu ma pugnacité à le faire écrire car il ne le voulait pas. Que cette femme _ moi _ c'est elle qui lui a insufflé le feu sacré. Que rien n'aurait été possible sans elle _ moi.

Mais personne n'écoutera ça.

Bien sûr qu'avec le succès, Léandro est devenu quelqu'un d'autre, quelqu'un d'important qui se donne de l'importance, alors après, forcément, la petite poétesse sans poème, il s'en est foutu pas mal. Comme de l'an quarante. Comme de sa dernière chemise que je passais mon temps à repasser. Il a vite oublié qui était à l'origine de tout ça. Il a vite tout oublié. Il a oublié jusqu'à moi. Je ne lui en veux pas. Parfois, quand je fais le ménage, j'allume la radio et je l'entends déclamer son long poème, je tombe dessus et je sais que dans un sens, j'y suis.

Son long poème à mon parfum. Ce Howl argentin, il est aussi de moi.

J'en connais toutes les phrases : je les ai écrites, quoi qu'on en dise.

Il est riche maintenant. S'il me croise, il me regardera de haut. Il m'aura oublié. Moi j'ai cru que c'était fort et sans doute que ça ne l'était pas tant que ça, notre histoire. J'aimerais encore lui dire : "Je suis pas là pour faire ta vaisselle" pour que ça lui fasse quelque chose, mais comme avant _ plus qu'avant _ il s'en foutra. Il est devenu un personnage, un personnage que j'ai construit, mais il n'a plus de reconnaissance, ça c'est certain.

Léandro est désormais autonome, je n'ai plus de place dans sa vie. Est-ce si grave ?

Je continue de faire la vaisselle tout comme avant, sauf qu'il n'est plus là. Lui, il fait le tour du monde, balançant mon poème comme s'il s'agissait du sien.

Je suis heureuse. J'ai même pitié de lui. Je ne lui laisse que quelques années avant qu'il réalise qu'il n'écrira jamais plus sans moi. Je le sais.

Il faut juste attendre.

Il reviendra à la source.

Il n'est pas le poète du siècle : nous le sommes à deux.

Je suis sa muse, sa mère, son amante.

Quelqu'un va s'apercevoir de la supercherie et il tombera de son pied d'estal.

Il reviendra.

C'est certain.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossier Paperblog

Magazines