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L’épicier de nuit. 2/1

Publié le 01 février 2011 par Sophielucide

L’épicier de nuit. 2/1

1.   Lundi est la journée la plus chargée de la semaine de Pid, concierge de son état. Depuis qu’il a été promû, il est à la tête d’une brigade de sept manutentionnaires qui veillent avec plus ou moins de réussite au maintien des neuf HLM de la ville. On le harcèle ou le prend à partie dès qu’un ascenseur ne fonctionne plus, ce qui arrive souvent vu la vétusté des appareils, et il a beau dire que cette tâche ne rentre pas dans ses attributions, on lui rappelle sa fonction en prenant soin de bien séparer chaque syllabe : con-cier-ge ! Mis à part ce petit rappel, il est  apprécié, respecté même par  les anciens, qui ont participé à la construction de ces barres de béton. Il rappelle souvent l’ironie qui régit sa vie : né ici, dans un bâtiment échafaudé par son propre père, il en est désormais le garant, en attendant peut-être d’en devenir le gérant. Cette amusante manie de dire « nous » en partant de l’office HLM qui l’emploie fait rire ses copains avec lui. Pid prend un malin plaisir à se déprécier, voire même pour certains à passer pour un demeuré. Ça l’arrange à vrai dire ; s’il se montre professionnel et attentif aux autres, il n’est pas prêt à sacrifier sa vie personnelle pour un problème de chasse d’eau, le dimanche soir, a fortiori un soir de match de l’OM.

Lorsqu’il croise Milo ce matin, il remarque immédiatement que quelque chose ne va pas. Les deux hommes partagent cette même distinction de ne jamais se plaindre, en affichant un visage avenant quelle que soit leur humeur. Mais Pid possède une rare qualité, celle de tirer les vers du nez de ses interlocuteurs tout en sachant conserver le secret  extirpé.  C’est ainsi qu’il connaît sur le bout des doigts la vie intime des résidents de la cité. S’il en avait la patience et le goût, il pourrait écrire par le menu, en bon sociologue qui ne sait pas qu’il l’est, un traité sur ces grands ensembles dans lesquels il évolue depuis toujours.

On ne se méfie pas de lui, c’est son principal atout. Derrière son physique débonnaire et son visage affable fendu d’un sourire qui ne s’efface jamais, il inspire la confiance de ses pairs. Plus jeune, on l’appelait La Motta, mais plus personne ne le salue plus du familier « you fuck my wife », depuis qu’il est divorcé. Maintenant il ressemble davantage au sergent Garcia même si l’est attendu comme Zorro dans ses interventions.

Il a donc bien compris la mission confiée dans le non-dit de Milo et c’est sans se presser, sa boîte à outils à la main, qu’il se dirige maintenant chez madame Renée, son ancienne institutrice, auprès de qui il a conservé l’habitude de tenir la posture du cancre dont on ne se méfie pas.    Selon elle, sa place de prédilection près du radiateur aurait présagé de sa future carrière, encore une ironie.

Lorsqu’il ressort de son appartement, le pull constellé de miettes de madeleines, il file droit chez Milo pour rendre son rapport : Madame Renée se prénomme Renée. Renée Renée, c’est la seule originalité qu’il ait trouvée dans sa  vie linéaire, avec le constat qu’elle partage avec feu son mari les mêmes initiales : R.R. Lui, s’appelait Robert.

Et c’est pour ça que tu affiches cette mine de vainqueur ?

Tu t’attendais à quoi ? Une Mata Hari ? Deux carrières d’instituteurs qui se fondent et se confondent sur les bancs d’une école. Pas d’enfants mais une flopée de neveux en plus de la horde d’enfants qu’ils ont vu défiler, grandir, partir puis revenir ici.  Ce bâtiment comme un aimant géant qui ne repousserait que le positif et attirait le néant. Et tu trouves que c’est rien ? Mais c’est énorme !

Le problème avec Pid, c’est qu’il ne résiste pas à ses vues de l’esprit dont il est seul à rire, alors il se répète jusqu’à ce qu’on veuille bien admettre son horizon panoramique. Les autres finissent toujours par rire, eux aussi mais c’est uniquement parce que le rire de Pid est contagieux, irrésistible. On rit de le savoir heureux et c’est déjà  beaucoup, mais peu de gens partagent sa philosophie.

Il a craint au moment de son divorce de susciter une forme de pitié dans le quartier,  alors il a mis les bouchées doubles, au sens propre et figuré. Il s’est mis à manger avec la même frénésie qu’il mettait à bosser. De souriant il est passé hâbleur, s’il en fait un peu trop c’est qu’il a choisi de transcender son dépit en joyeuse utopie : vivre pour vivre !

Milo est un des rares à saisir dans la ride barrant son front le doute qui s’y lit. S’ils se considèrent comme frères ce n’est pas par hasard. C’est le seul aussi à savoir le remettre sur les rails d’une logique, certes cryptée, ponctuée de références cinématographiques mais implacable.

Pid s’exécute : la Renée est bien tourneboulée, quelque chose cloche dans sa version mais il ne saurait traduire son désarroi.  Il finit  tout de même par lâcher, face au sourire de son comparse :

Tu l’as déjà vu, toi, se rendre au cimetière ? Ben non, elle n’y va jamais et pour cause ! Son Robert serait enterré en Pologne, et je sais pas pourquoi. Voilà, mon frère, t’as un lieu et une date, maintenant la balle est dans ton camp !


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