José Corti, 2011.
Diptyque photographique, G.AdC
DANS LE CHAGRIN DE LA PAGE
Pénétrer dans l’arène intérieure de Marie Étienne, c’est se confronter avec elle aux chimères du rêve. D’une section à l’autre de Haute lice, d’un fragment à l’autre de chacune des sections qui composent la vaste tapisserie de l’œuvre poétique, les chimères du lecteur croisent dans l’enclos ouvert sur le vaste métier à tisser de l’imaginaire, les chimères du poète. Dessinant ensemble un nouvel espace mental, un riche territoire onirique. Personnages multiples dépliés dans le mouvement chatoyant de la trame, les chimères de Marie Étienne animent tout un théâtre d’ombres. Elles prennent vie dans la blancheur de la page puis s’effacent pour laisser place lisse à d’autres silhouettes et ressurgissent au détour d’un récit autre en d’autres territoires. Disséminées entre les fils d’une écriture hauturière, les « curiosa » de Marie Étienne entraînent le lecteur dans l’aventure textuelle de sept territoires intérieurs, échos d’écriture aux Lointains intérieurs d’Henri Michaux.
Il faut pourtant traverser les espaces, pousser « les portes d’ivoire et de bronze », lacérer les murs, en écailler le plâtre, longer corridors et palissades et cheminer ainsi jusqu’à la maison du Centre. Qui sans cesse se déplace avec son ouvrière. Puis enfourcher cavales et « chevaux marins » pour arpenter les ciels tissés par la haute-lissière. Experte en décalages et en petites cruautés magiques, la lissière mène son monde — Mère Cheval, Missive, Soeur Cadette, Nat, Nel (laine ?), Stone et d'autres encore, Pakistan le magnifique et Jean Amidou Gansé — des territoires d’« Enfances » vers d’autres territoires de mystères : « Territoires intérieurs » de Stone, « Territoires inventés » d’Un amour, « Territoires interdits » de Passants, « Territoires épargnés » de Jetée.
Se lit, dans les interstices du ramage, le dédoublement d’Ava/Marie, curieuse petite Ondine qui se livre à des rituels coquins, dont elle possède seule la clé. Talentueuse et espiègle, rageuse, la lissière libère au passage les figures qu’elle ranime, figure génitrice et figures familiales, familières et inquiétantes. Elle est la disjointe, un peu sorcière, qui ouvre « Terre noire » aux espaces amoureux de l’Afrique. Parcourues, aimées, abandonnées, les terres cruelles de Lajenès ont inscrit leurs traces dans la mémoire et jusque dans la chair fibreuse du corps. Dans le grimoire de « Paysage avec sœurs » revient la parentèle. La mère « flotte dans l’eau tiède, outre vieillie de trop de soins ». Ava, — jumelle de l’Ève des commencements ? — tricote avec Cadette « de longs rubans de laine noire ». Au croisement des fils de chaîne, formant guirlande, laisses, tresses et torsades, cordons et cordées, clignotent amants de passage et femme aimée, Ravaudeuse et visiteurs. Ils animent de l’esprit du moment les étendues de terres et d’eau, aux quatre coins de la tapisserie de haute lisse, tendue au préalable entre la cardeuse de mots et son lecteur. Couleur d’élection, le bleu domine. Celui de « la phrase à la craie bleue », inscrite sur « le bois vertical d'une marche branlante, juste au-dessus de l’eau » ; celui, plus médiéval, des cages suspendues au plafond, « avec pour éclairage une veilleuse bleue qui peuplait le local de chimères » ; ou celui de la prairie, celui de « l’herbe haute, et noire à force d’être bleue ». Le visage de Rimbaud et le « frais cresson bleu » se superposent en surimpression palimpseste de Haute lice. Ainsi le poète des Illuminations et de l'Album zutique vagabonde-t-il au hasard des extravagances oniriques de la lissière, annoncé en exergue à l’ouvroir des rêves de Marie Étienne : « Moi, j’ai toujours été stupéfait ! Quoi savoir ? » Stupéfaction de poète et d’enfant, dont le dessin naïf précède les fragments de Haute lice, à qui ils sont dédiés : « À l’enfant qui dessine », annonce la page blanche. Étonnement extrême de ce qu’il reste d'enfant en chaque lecteur !
Dans le haut tissage du texte et les entrelacs de la toile, l’habile ouvrière dissémine son matériel de tisserande, métier et écheveaux de laine, coussins de soie et tricots, rideaux et tapis, chrysalides, fils, galons et gances, épingles et écheveaux. Draps brodés. Cheveux... Elle agence et assemble résidus de souvenirs, d’images du passé, carrés d’histoires. Mais, au-delà encore, les mots et les sons se glissent dans la trame de ses récits, qui ricochent de l’un à l’autre, rebondissent, tressant tout un emmêlement de torsades et dessinant leurs paysages. De lice à lisse à lucidité à cicatrice sacrifice délice laisse grimace service délace nacelle lacis lasse cible tristesse lessive pissais susse réglisse embellisse ratisse tendisse... les assonances en [i] et les allitérations en [s] émaillent la toile arachnéenne des fragments, élargissant l’espace — à l’infini — hors de l’enceinte close de la lice.
À peine dissimulées sous les coutures, percent défroques et désillusions, lassitudes et souffrances. Interrogations rageuses et errements. Étrange ravaudage qui voudrait laisser place lisse au « canevas du silence ». Mais, avant que s’esquivent les jeux de l’enfance et que la marelle s’efface, il faut à la lissière rendre compte de sa venue à l’écriture :
« Je commençais d’écrire c'est-à-dire de migrer vers mes terres intérieures par bonds désordonnés à travers les jardins mal enclos, les rizières mouvantes car c’est ici et maintenant pensais-je que tout a lieu, se mêle, que la réalité prend corps à travers la mémoire comme à travers un filtre, une averse de larmes ».
Et, une fois définis espaces d’écriture et personnages — « les détails sont les vrais personnages » — se lancer dans l'essentiel :
« entreprendre un trajet de haut vol sur un filin tendu de soi à soi avec le peu qui reste
à l'intérieur ».
Funambule de « haut vol », Marie Étienne trace dans le grain de son œuvre un habit à sa mesure. Un habit de poète. Hauturière, l’écriture de Marie Étienne enroule déplie déroule, dans le chagrin travaillé de la page, la voix d’une grande façonneuse.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
MARIE ÉTIENNE
Source
■ Marie Étienne
sur Terres de femmes ▼
→ Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
→ La femme dit son premier jour (extrait du recueil Le Livre des recels)
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