Quelques-uns ont donné aux Mathématiques le nom de magie, parce que par le moyen des Mathématiques on fait des choses si surprenantes que le peuple croit qu'il y a de la magie (Dictionnaire pour l'intelligence des auteurs classiques... 1780)
Vendredi 27 février 1863, 10h30 du soir
Lorsque je descendis pour dîner, à huit heures passées, toutes les tables étaient occupées. Je m'apprêtais à regagner ma cabine pour revenir plus tard quand le capitaine me fit signe pour m'inviter à sa table. Je m'approchai d'un pas hésitant, n'ayant pas le pied marin. Je ne me sentais pas encore à l'aise dans mes vêtements d'homme et mon canotier m'embarrassait tant que je songeais à mettre fin à mon supplice en renonçant à mes cheveux longs. Deux autres convives étaient assis à ses côtés : un dénommé Archer, d'origine anglaise résidant en France, et Madame Gallerini, la Vénus d'Arles, d'origine toscane et française.
Lorsqu'elle leva sur moi ses grands yeux bleus, à l'instant même où je déclinais mon identité d'une voix étranglée, je sentis ma tête se vider de toute substance intelligente. Je ne sus bientôt plus qui j'étais ni ce que je faisais sur ce bateau. Par chance, les présentations d'usage étaient terminées. Je pus m'abandonner en toute quiétude à un mutisme partiel et ne participer à la conversation que pour encourager mes voisins à la nourrir. J'appris ainsi qu'ils descendaient le Nil, l'un jusqu'à la première cataracte, l'autre jusqu'à Thèbes, et qu'ils étaient parents. Monsieur Archer, diplomate de métier, était l'oncle de Madame Gallerini. La jeune femme partageait son temps entre l'Égypte, où vivait son époux, un riche ambassadeur allemand installé à Louksor depuis plusieurs années, et le sud de la France, où résidaient ses parents. Sa voix était douce et plaisante, son esprit vif et sagace. Elle riait souvent, et par deux fois, elle me sourit. Était-ce par inadvertance ou par politesse ? Surprise, je lui rendis timidement son sourire, plongeant aussitôt le nez dans mon assiette.
Lorsque arriva le dessert, un sorbet à la menthe, le vin ayant délié ma langue, je lui demandai si elle n'était pas effrayée, lors des escales, à l'idée de se rendre sur la rive ouest, la terre des nécropoles, le royaume des morts de l'Égypte antique. Elle éclata de rire et me répondit que les hommes prenaient vraiment les femmes pour de misérables créatures pusillanimes. Elle me pardonna toutefois, mais elle ajouta qu'il me faudrait à l'avenir me montrer un peu plus " mesuré " dans mes propos. Le capitaine, voyant ma mine contrite, me porta secours en me demandant si Madame Fraysse me rejoindrait à Thèbes. Sous le coup de la surprise, je pris le parti de n'être pas " marié ". Le regard de Madame Gallerini s'adoucit instantanément et ses longs cils noirs, d'une épaisseur peu commune, battirent à nouveau. Je respirai plus librement.
Dans l'exiguïté apaisante de ma cabine, je me reprochai de m'être métamorphosée de la sorte en un rustre personnage. Je n'aurais sûrement pas plus de succès auprès des femmes que des hommes, cela au moins, j'en étais certaine. Comme aimait à me le seriner ma mère, j'avais trop côtoyé ces derniers. Ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'apparemment, je n'en singeais correctement que les travers.
Quelle sera la première escale ? Suite au prochain épisode...